Car, comme disait Lénine, « Que faire ? »
Il me semble que ce dont on se souvient le plus, pour La fièvre monte à El Pao, c’est que ce fut le dernier film de Gérard Philipe et non pas un film du terrible et fascinant Luis Bunuel. D’une certaine façon, on a bien raison, parce que cette œuvre de commande manque un peu de ce qui est une des qualités majeures du réalisateur : l’étrangeté.
Un des intervenants d’un des suppléments du DVD fort bien édité fait remarquer que la carrière de Gérard Philipe correspond presque exactement avec les années de la IVème République ; le même intervenant (ou un autre, je ne sais plus) ajoute que la carrière cinématographique de cette vedette absolue des années Cinquante aurait été certainement moins brillante s’il avait vécu et cite à ce propos un mot très cruel de François Truffaut : Gérard Philipe est la hantise et l’horreur de tous les bons metteurs en scène. Cruel et, même à mes yeux qui n’apprécie pas tellement l’acteur, plutôt exagéré. Le même supplément de DVD dénombre au moins trois réussites indéniables de Philipe : Monsieur Ripois, Une si jolie petite plage, Les grandes manœuvres ; si je majore la liste de Pot-Bouille et de quelques séquences heureuses de Le rouge et le noir, je m’en tiens là. Peut-être grand acteur de théâtre, pour ceux qui aiment ça, mais peu à l’aise au cinéma.
La fièvre monte à El Pao est donc un film de commande mais on sait assez que Luis Bunuel pouvait s’emparer de n’importe quel sujet pour y glisser ses obsessions et son intelligent venin. Lorsqu’il s’agit, en l’espèce, de tourner avec un des plus célèbres des compagnons de route du Parti communiste (ce qui ne l’empêchait pas de résider boulevard d’Inkermann à Neuilly, puis, mieux encore, rue de Tournon) un film consacré aux espérances et aux déceptions de la lutte révolutionnaire, il s’appuie avec une grande habileté sur les incertitudes des idéalistes accablés en 1956 par les révélations du rapport Khrouchtchev et l’écrasement dans le sang de la révolte hongroise.
Ce questionnement sur le Pouvoir et sur l’espérance révolutionnaire manque un peu de limpidité, les rôles des bourreaux et des victimes s’invertissant presque, dans un jeu de faux-semblant assez ricaneur. Qu’est-ce qu’il faut être, demande au spectateur Luis Bunuel ? Le déterminé lieutenant Garcia (Raúl Dantés), qui exécute un potentat presque supportable (Miguel Ángel Ferriz) ce qui déclenche une répression ferme et entraîne la nomination de Alejandro Gual (Jean Servais) nouveau gouverneur, bien plus impitoyable ? Ou bien l’incorruptible professeur de Droit Cardenas (Domingo Soler) qui ne sait que s’indigner et appeler inutilement le règne de la Vertu ?
Au milieu de cet arc-en-ciel, Vasquez (Gérard Philipe), pusillanime, scrupuleux, perclus d’interrogations existentielles. Et son amante, Inès (Maria Félix), la femme du Gouverneur assassiné, que tout le monde désire, qui a du caractère mais qui comprend bien que la seule solution est de fuir le pays. C’est-à-dire de reconnaître son impuissance à changer le monde et de quitter les espérances révolutionnaires pour se réfugier dans son tranquille égoïsme.
Bunuel était bien davantage un misanthrope anarchiste qu’un militant zélé, un réalisateur qu’on ne pouvait pas enrégimenter. En aucun cas un docile. Et le doux Gérard Philipe, gogo de toutes les rêveries, après le tournage de La fièvre monte à El Pao, savez-vous où il est allé passer quelques jours, pour retrouver la foi ? Dans le Cuba de Fidel Castro. S’il vivait encore aujourd’hui (après tout, il n’aurait que 92 ans à peine), où en serait-il ?