Quand on a saisi que Clint Eastwood réalise la biographie filmée d’un authentique tireur d’élite qui a dégommé je ne sais plus combien de terroristes en Irak et qui a été assassiné, aux États-Unis, en février 2013 (c’est-à-dire il y a fort peu de temps) par un ancien Marine tourneboulé et dépressif, on comprend pourquoi le réalisateur ne fait grâce au spectateur d’aucune séquence
Je suppose que l’image du héros national Chris Kyle, plutôt bien interprété par un certain Bradley Cooper (avec qui il a une réelle ressemblance physique, d’après les photos) devait être sculptée de façon marmoréenne et qu’aucun de ses exploits et aventures ne pouvait être élidé. D’où la répétitivité des séquences qui correspondent à ses quatre séjours au Proche-Orient qui auraient tout de même pu être largement condensées, fût-ce au détriment de la précision maniaque.
Autant le film s’étire démesurément, autant il commence bien, situe clairement ses personnages, fait quelques clins d’œil à Full Metal Jacket (entraînement des guerriers, bâtiments éventrés, flamboiement ici et là d’un arbre qui brûle, tireur dissimulé et efficace), pose clairement les enjeux, les dilemmes et les états d’âme d’un soldat qui doit, en quelques secondes décider de la vie et de la mort. Cette femme, ce gosse, qui s’avancent… de pauvres gens terrorisés qui viennent chercher du secours ou des kamikazes fous d’Allah ? Je tire (et je tue) ou non ?
Le problème de la guerre, aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus de guerre, qu’il n’y a plus deux armées qui se font face à face. Ou plutôt qu’en face d’une armée qui pourrait gagner la bataille en affrontant et en défaisant l’autre parce qu’elle est plus nombreuse, mieux armée, mieux commandée, qu’elle est formée de braves gars courageux dont tous ne sont pas obtus, qui ont un équipement d’une incroyable sophistication, qui sont appuyés, au sol et dans l’air par toute la force de la première puissance du monde il y a en face des miliciens fanatisés largement plus disposés à mourir que nous ne sommes prêts à les tuer. Comment gagner lorsque toute une population accepte de lancer comme autant de bombes humaines des enfants fanatisés sur l’envahisseur ?
Ce qui fait un bout de polémique, dans le film de Clint Eastwood, c’est précisément que Chris Kyle et la plupart de ses compagnons d’arme n’ont pas nos délicatesses éthiques en magasin : ils mènent une guerre effarante où, de la moindre terrasse, de la moindre porte, de la moindre échancrure dans la dentelle des immeubles dévastés peut surgir la mort et le désastre. Ça rend fou, cela et nos sociétés amollies et compassionnelles n’ont plus le ressort nécessaire pour regarder en face les massacres. C’est comme ça, c’est sûrement un progrès, mais un progrès qui pourrait nous coûter cher.
Ah, oui, le film, alors… ? Si on a aimé Démineurs de Kathryn Bigelow, qui multiplie effets spéciaux, explosions diverses et corps hachés menu de la même façon, on pourra apprécier American sniper ; mais l’un et l’autre film manquent tout de même beaucoup de dimension historique…
Et finalement, ce qui m’a le plus touché, dans le film d’Eastwood, ce sont les images d’archives où l’on voit les voitures qui conduisent au cimetière la dépouille mortelle de Chris Kyle, saluée, au long de son périple routier par des milliers de gens graves déployant fièrement la bannière étoilée. Lorsque le convoi d’un soldat français tué en un des pays improbables où il a été criminellement envoyé par des potentats irresponsables, traverse le pont Alexandre III pour recevoir aux Invalides les honneurs militaires, je dois reconnaître que nous sommes beaucoup moins nombreux à venir lui rendre hommage.