Histoire vraie, réalisation éblouissante.
Je crois avoir lu dans la disparue collection Marabout junior qui, comme la Bibliothèque verte publiait d’intelligents ouvrages d’adultes résumés pour les enfants, le récit qui fait la trame du film de Mankiewicz, cette histoire invraisemblable et pourtant réelle d’espionnage qui aurait pu bouleverser la fin de la dernière guerre. En tout cas si les Allemands ne s’étaient piégés eux-mêmes en n’accordant pas foi aux renseignements qu’ils payaient très cher (il est vrai en monnaie de singe) à l’espion qu’ils avaient baptisé Cicéron.
Ankara, capitale de la Turquie neutre fin 1943. Ankara où, par parenthèse, la plupart des femmes circulent tête nue, boivent un verre à la terrasse des cafés, vivent une liberté aujourd’hui de plus en plus menacée. Le progrès fait rage, comme on voit ! Donc dans Ankara, comme dans tous les pays neutres durant le conflit, intense activité d’espionnage, de guerre secrète menée à l’ombre des diplomaties.
Diello (James Mason), valet de chambre de l’Ambassadeur de Grande-Bretagne qui a, (de façon inexplicablement imprudente) accès au coffre où sont déposés les documents secrets, les photographie et les vend aux Allemands. Il ne fait pas cela par idéologie ou passion politique, mais, bien plus simplement, pour retirer de son petit commerce de quoi pouvoir aller richement s’établir en Amérique du Sud. Il y a lieu de penser, d’ailleurs que, s’il s’était trouvé en situation inverse de vendre aux Britanniques ce qu’il aurait pu dérober aux Germains, il aurait tout pareillement agi. Ce qui est d’ailleurs effarant, c’est que le personnage réel, Elyesa Bazna, Albanais d’origine, avait, avant d’entrer au service de Sa Majesté, été chauffeur d’un conseiller allemand, ce qui fait un peu frémir sur la légèreté des enquêtes de personnalité (ou leur absence) lancées avant l’embauche de serviteurs proches.
Donc Cicéron veut beaucoup de sous (la seule chose qui m’écœure, c’est la pauvreté). Pour lui mais aussi pour la femme qu’il aime passionnément, la comtesse Anna Staviska (Danielle Darrieux), mondaine, séductrice, ruinée, vénale, prête à tout pour retrouver la vie agréable et frivole qu’elle connaissait avant la guerre, échouée à Ankara on ne sait comment, on ne sait pourquoi, à la suite d’on ne sait qui.
Mankiewicz conte avec une fluidité parfaite une histoire assez compliquée, bâtie sur des trahisons, des tromperies, des faux semblants, des jeux de dupes. À des degrés divers, tous les personnages seront bernés, ridiculisés, abusés. C’est lumineux et narquois. On a pu donner au déroulement de L’affaire Cicéron la qualification d‘hitchcockienne. Un Hitchcock sans gros sabots, alors, et sans les connotations et allusions grivoises qui font trop souvent l’ordinaire du gros homme.
Élégance de la réalisation, dialogues étincelants de rosserie (la comtesse à l’Ambassadeur d’Allemagne : Je n’ai jamais invité Goering à chasser le cochon sauvage ; j’aurais trouvé cela trop fratricide) ou de subtilité (la comtesse à Diello qui veut la forcer : Vous voulez acheter ce que vous ne pensez pas mériter). Danielle Darrieux dans le merveilleux éclat de sa trentaine, jouant comme personne les femmes légères et ensorcelantes.
Et James Mason qu’on devrait citer plus souvent comme un immense comédien. Physique sans aspérité particulière et, en même temps, capacité de jouer les aventuriers révoltés (le capitaine Nemo de 20000 lieues sous les mers de Richard Fleischer), les traîtres idéaux (Rupert de Hentzau du Prisonnier de Zenda de Richard Thorpe), les loques humaines (Humbert Humbert, pitoyable amoureux de Lolita de Stanley Kubrick). Dans L’affaire Cicéron, il est absolument parfait dans ce rôle de valet de chambre maîtrisé et flegmatique en apparence mais bouillonnant intérieurement de cupidité et de désir. À l’issue de la scène, par ailleurs d’un exceptionnel suspense, où la sonnerie de l’alarme du coffre retentit, il y a un gros plan sur son visage qui se décompose qui est vraiment bluffant. Économie de moyens, rythme, intelligence du récit, qualité des interprètes, rien ne manque .