Voilà un film où il se passe, finalement, assez peu de choses et qui a, pourtant, un rythme proche d’un polar. Sans doute cette impression est-elle due aux nombreux huis clos, à l’atmosphère des bars de nuit, aux errances anxieuses des personnages, finalement à tout un climat assez poisseux, analogue à celui de nombreux récits noirs.
C’est sûr, Marcel Carné ne s’était pas entièrement noyé dans le jeunisme des Tricheurs (1958) et de Terrain vague (1960) où il avait prétendu, avec bien de la maladresse, expliquer aux grandes personnes perplexes les turbulences des jeunes générations, blousons dorés ou blousons noirs. Mais dès 1962, avec Du mouron pour les petits oiseaux (titre abominable, il est vrai), il était revenu à une veine plus traditionnelle, qui lui réussissait beaucoup mieux.
Un roman de Georges Simenon adapté et dialogué par Jacques Sigurd, qui fut l’artisan des meilleurs films tragiques d’Yves Allégret (de Dédée d’Anvers à Manèges en passant par Une si jolie petite plage), dans la nuit de New-York, avec une musique de jazz de Michel Portal qui est d’une totale réussite… Néons, asphalte mouillé, whisky ; voix magnifique de Virginia Vee…
Et puis les interprètes. Inutilité du rôle de Roland Lesaffre, qui n’est pas toujours un très bon comédien. Mais sans qu’on puisse en dire davantage, on sait qu’il était, en quelque sorte, l’ami de cœur (dans la Grèce antique, on aurait dit l’éromène) de Carné, qui l’a beaucoup trop fait tourner. Les autres seconds plans sont excellents, Gabriele Ferzetti notamment, tout en distinction et en retenue, mais on peut juger que Geneviève Page joue un peu trop de sa voix de violoncelle.
Mais la caméra ne quitte guère les deux écorchés vifs, les blessés de la vie, Kay Larsi (Annie Girardot) et François Combe (Maurice Ronet), l’une qui a quitté son mari diplomate et abandonné sa fille (dans le roman de Simenon, c’est plus explicite : Kay est partie pour suivre un gigolo), l’autre qui a été largué par sa femme à qui il devait une grande part de ses succès d’acteur parisien et qui vivote sur la côte Est après avoir échoué à conquérir Hollywood.
Je dois dire que je n’ai pas une admiration éperdue pour Annie Girardot, qui fut un temps l’actrice préférée des Français, avant de disparaître, de revenir, de disparaître à nouveau dans la grande nuit d’Alzheimer. Je trouve qu’elle a beaucoup gâché un immense talent en allant beaucoup vers la gouaille dans des comédies insignifiantes et même souvent douteuses. Et ceci alors qu’elle avait connu un début de carrière éblouissant dans des rôles pervers (L’homme aux clés d’or, Le vice et la vertu) ou tragiques (Maigret tend un piège, Rocco et ses frères). Dans Trois chambres à Manhattan, elle est absolument juste, écervelée, tragique, amoureuse, angoissée, alcoolique, réconciliée. Certainement une de ses meilleures interprétations, dont on ne parle pourtant guère.
Mais si je ne suis pas toujours avec intérêt le parcours d’Annie Girardot, j’ai en revanche toujours pensé que Maurice Ronet était un des plus grands comédiens du demi-siècle, malgré la brièveté de sa carrière, qui n’a guère duré que trente ans. Il portait dans son jeu, sur son visage, lassitude, amertume, fatigue d’être (celles d’Alain Leroy dans l’admirable Feu follet de Louis Malle) qui désignent en toutes époques ceux qui ne sont pas faits pour la vie. Il était atteint de ce dégoût secret de lui-même, de cet accès périodique d’indifférence qui le glaçait au milieu du bonheur écrit Saint-Simon à propos du Régent. Comment mieux dire ?
C’est peut-être pourquoi le happy end me gêne un peu ; il figure dans le roman, c’est entendu et on voit mal comment Carné aurait pu être plus sombre que Simenon. N’empêche que j’aurais bien vu un terrible gâchis final, après la nuit passée par François avec June (Margaret Nolan, au demeurant charmante et spirituelle)…