Les trois premiers quarts d’heure de Saboteur font irrésistiblement songer à une série étasunienne qui eut son heure de gloire au point qu’elle suscita, quelques décennies après son passage à la télévision, le tournage d’un film pas trop mal fait : c’est Le Fugitif et son adaptation que j’évoque : un individu sans particularité notable est saisi dans une machination, faussement accusé de meurtre alors même que le véritable criminel s’enfuit et se trouve pourchassé par la police alors qu’il cherche désespérément à retrouver le vrai coupable. Voilà un ressort dramatique qui n’est pas tout à fait neuf mais qui produit de bons effets, le cœur du spectateur battant à peu près au rythme du malheureux innocent qui est toujours à deux doigts de prouver qu’il n’a rien fait et qui n’y parvient pas.
L’ingéniosité du scénariste est précisément de laisser croire que le malchanceux pourchassé va finir par prouver qu’il n’est pour rien dans ce qui lui arrive avant de lui enfoncer à nouveau la tête sous l’eau par un coup de théâtre malencontreux ; dans ce domaine, le format temporellement restreint du feuilleton est celui qui permet les plus beaux effets, ceux-ci ayant tendance à s’estomper ou à se faire trop attendre au cinéma.
Le petit film de propagande d’Alfred Hitchcock commence assez bien mais se perd dans le fuligineux et l’inconsistant à partir du moment où les ressorts dramatiques initiaux sont épuisés. Il faut bien alors faire appel à des artifices classiques, notamment l’introduction d’une histoire d’amour fort ennuyeuse entre le héros malheureux, Barry Kane (Robert Cummings) et une blonde dodue, Patricia Martin (Priscilla Lane) et surtout le surgissement continuel des séides de la Cinquième colonne dirigés par l’infernal Charles Tobin (Otto Kruger), thuriféraire évident d’Adolf Hitler et de sa clique. Pour réaliser une séquence pittoresque, Hitchcock va également aller zieuter du côté du superbe Freaks de Tod Browning pour présenter une collection d’êtres bizarres pensionnaires d’un cirque ambulant croisé inopinément par les fuyards : obèse, nain, sœurs siamoises, femme à barbe, tout le tremblement.
Il faut donc tirer à la ligne, développer mollement tout ce qui peut être une péripétie susceptible d’être filmée et enfin terminer par la victoire naturelle et nécessaire du Bien sur le Mal. Ce qui est dommage, c’est que plusieurs séquences sont assez réussies (par exemple celle où le fugitif est reçu dans sa cabane au fond des bois par un humaniste aveugle et mélomane, Philip Miller (Vaughan Glaser) à qui il s’efforce désespérément de dissimuler qu’il est menotté; mais qui a tout compris, ou plutôt tout entendu d’emblée). Je ne sais pas trop non plus que penser des dernières scènes, censées glacer le spectateur, qui se déroulent au sommet de la statue de la Liberté à New-York, bien tournées mais tellement convenues qu’on parvient à s’y ennuyer.
C’est rocambolesque, ça n’a pas reçu beaucoup de moyens de tournage (les toiles peintes qui servent de décors extérieurs sont d’une rare hideur), ça se laisse voir, mais ça n’existerait plus si le réalisateur n’avait pas été le trop fertile Alfred Hitchcock, le Henri Decoin du cinéma des États-Unis.