Galéjades, œillades et fusillades.
Je n’irai pas jusqu’à dire comme Bertrand Tavernier,dans le supplément du DVD, que Justin de Marseille confine au chef-d’oeuvre, mais c’est un film drôlement intéressant et surtout très surprenant, alliant galéjades (un peu) et thriller (beaucoup) dans une sorte de juxtaposition tout à fait inédite. Je n’ai pas en tête, de fait, un film où le réalisateur passe avec autant de facilité et de fluidité d’un parcours émaillé de bons mots et de propos presque pagnolesques à une histoire de gangsters rondement menée et sacrément bien filmée, avec des plans originaux, marquants, toujours accordés à merveille au discours et à la suite de l’action. Du rythme, du souffle, de la vivacité ! On n’est guère, en 1934, qu’aux débuts du cinéma parlant, mais déjà les dialogues, la musique, la chanson même accompagnent avec beaucoup de talent et d’élégance cette histoire où s’entrecroisent guerre des gangs, évocation du Marseille d’avant-guerre et presque reportage sur le maquereautage d’une pauvre fille naïve heureusement sauvée par un Milieu qui était encore chevaleresque (à dire vrai, c’est sans doute là la faiblesse du film : comment croire à la rectitude du Milieu, qui a toujours fait son miel des gamines dont le regard s’illumine dès qu’un barbeau leur parle des étoiles ?).
Passons vite sur l’intrigue, qui n’a pas un intérêt immense : Justin (Antonin Berval) est une sorte de chef respecté de la haute pègre marseillaise, le roi du Vieux Port ; il gère sagement son domaine et entend que soient respectées les règles d’honneur du Milieu : chacun son territoire, sa spécialité et surtout pas d’embrouilles ; c’est ainsi qu’il entretient avec le gang chinois et la police des relations de courtoisie et de mesure. Mais un nouveau venu, le Napolitain Esposito (Alexandre Rignault) n’entend pas se conformer à ce code et souhaite se faire une place sur le marché. Se greffe là-dessus l’histoire de la pauvre Totonne (Ghislaine Bru, bien jolie au demeurant) qui est en train de se faire ensorceler par l’apprenti maquereau Silvio (Armand Larcher) qui collerait bien la nigaude dans le premier bateau en partance pour une destination exotique et un bordel tropical. On saisit vite que Justin se débarrassera d’Esposito et sauvera la vertu incertaine de Totonne (possiblement à son profit, au demeurant).
Tout ça n’a pas de particularité sensationnelle et ne mériterait qu’un regard attendri sur un film ancien plein de bonnes physionomies qu’on aime (Pierre Larquey, Raymond Aimos, Line Noro, Milly Mathis et même la presque débutante Viviane Romance dans un tout petit rôle déjà bien séduisant). Mais la façon de filmer de Maurice Tourneur, la qualité des dialogues de Carlo Rim, l’inventivité des situations haussent Justin de Marseille bien au dessus de la production courante.
Il y a quelques séquences qui sont tout à fait remarquables, soit par la qualité des prises de vues, leur éclairage, leur complexité, leur modernité, soit par leur allant, on pourrait presque dire leur allégresse : ainsi ce passage de Justin sur le Vieux port, saluant les uns, embrassant les autres, demandant des nouvelles des enfants, goûtant ici un oursin, là un violet, interpellé par le petit peuple, les marchandes à l’étalage, fleuristes, poissonnières, vendeuses de coquillages, gangster aimé des petites gens (comme le fut, paraît-il, François Carbone, modèle de Justin qui avec François Spirito inspira les Siffredi et Capella de Borsalino).Eh bien il y a dans ce périple une vivacité, une allure, un bonheur d’être qui frappent. Comme frappe, filmé tout en ellipses, le combat mortel entre Justin et Esposito dans une casemate abandonnée de l’extrême sud de la ville, du côté des Goudes, alors que souffle un mistral terrible qui couche les herbes, fait battre les portes et ravage la mer : le souffle du vent dit mieux que des images de lutte ce qui se passe entre les murs de pierre sèche…
Oui film étonnant qui ne ressemble à rien de connu. Une découverte impeccable.