Trou d’air.
Incidemment, pendant que je regarde le DVD de Robinson Crusoé, ma femme, qui avait autre chose à faire, passe devant l’écran et me dit : Tu as acheté ce film pour Victoria ?. Victoria est notre petite-fille et elle a 6 ans et demi ; et il est certain que j’ai commencé son instruction cinématographique en lui faisant découvrir des œuvres qui conviennent à son âge, Le magicien d’Oz, La mélodie du bonheur et même Les contrebandiers de Moonfleet : rien d’étonnant qu’on puisse penser que je suis en train de visionner quelque chose que nous regarderons ensemble. Et en fin de compte je me demande si ce n’est pas la bonne façon de regarder le film de Luis Bunuel. Car, c’est là que la chose est stupéfiante, cette série de vignettes assez anodines a bien été réalisée par le sarcastique, le grinçant, le cynique auteur de Los Olvidados, du Journal d’une femme de chambre, de Belle de jour.
Comment concevoir cela ? Œuvre de commande, sans doute et pari délicat tant il peut être difficile de faire passer au cinéma l’effroyable sentiment de la durée et de la solitude qui saisirait quiconque serait contraint de passer un quart de siècle sur une île déserte. Pourtant il me semble que dans Seul au monde de Robert Zemeckis le réalisateur parvient à faire sentir toutes les myriades de difficultés surmontées par non moins de myriades d’inventivités qui conduisent Chuck Noland (Tom Hanks) à gagner sa survie. Mais Robinson Crusoé (Dan O’Herlihy) semble trouver tout pratiquement disponible, à la portée de sa main et n’a qu’à explorer le catalogue Ikéa de l’époque pour fabriquer tout et n’importe quoi. Ni le passage du temps, ni les échecs et les désespoirs inévitables ne sont marqués…
C’est pourtant une riche histoire romanesque que celle de Crusoé, qui a donné lieu à des prolongements, à des développements très intéressants (Les Robinsons suisses, Sa Majesté des mouches), mais enfin Bunuel ne tire pas grand chose de cette aventure si ce n’est, peut-être, le délire de Robinson qui, malade, fiévreux, voit surgir son père, ironique et indifférent… Est-ce, comme on l’a dit, les choses changent quand Vendredi (Jaime Fernández) fait son apparition dans la vie de Robinson ? Oui, sans doute, ça permet de montrer que Robinson n’a pas perdu tout lien avec la Civilisation puisqu’il instruit le sauvage cannibale, lui fait abandonner peu à peu ses pulsions primitives, le conduit graduellement vers des mœurs plus policées. Mais il est vrai que déjà au tout début de son séjour dans l’île, Crusoé avait déjà ponctué le temps avec un calendrier respectant le Jour du Seigneur…
Au fait, pour refroidir les vertueuses aigreurs lues ici ou là qui s’indignent que Robinson puisse tenir Vendredi pour un serviteur et le traite comme tel et qui prétendent qu’il se conduit là en négrier, en esclavagiste donc, faut-il que je rappelle que le roman de Daniel Defoé, commence presque par la capture du héros, réduit en esclavage par les Maures de l’État pirate de Salé, sur la côte atlantique du Maroc et qu’il faut avoir eu la gluante mauvaise foi haineuse de Mme Christiane Taubira pour nier qu’il y eut, aux temps modernes, trois traites, la traite occidentale (11 millions de déportés), mais aussi la traite intra-africaine (14 millions) et la traite orientale, la plus abondante (17 millions), celle dont ont été victimes, par exemple, Cervantès et la Marquise des Anges et qui subsiste évidemment encore aujourd’hui…
Bref, moi qui suis amateur de Luis Bunuel et qui avais bien aimé, quand j’avais sept ou huit ans, cette histoire qui fait largement partie de notre patrimoine littéraire, je me suis retrouvé très déçu…