Le pays où on n’arrive jamais
Je ne vais pas hésiter à m’autociter ici ; ce n’est pas très élégant mais ça m’évitera de me paraphraser et à écrire moins bien ce que j’avais dit en chroniquant De l’amour, charmant film de 1964 réalisé par Jean Aurel et inspiré à Jacques Laurent par l’étude où Stendhal élabore son célèbre concept de cristallisation.
« Jacques Laurent, muni de tous les dons et d’un des plus solides tempéraments de romancier qui se puisse, hédoniste à convictions et de conviction qui pour s’offrir le luxe de vivre comme il l’entend, mais aussi pour financer ses danseuses – en fait des revues insolentes et désengagées – Arts ou, surtout La Parisienne s’invente une nouvelle identité et s’intitulant Cécil Saint-Laurent recueille un des plus fantastiques succès de librairie des années Cinquante avec toute la série des Caroline chérie, dont l’adaptation à l’écran fera la gloire de Martine Carol. »
Les corps tranquilles est le premier grand roman que Jacques Laurent (Laurent-Cély pour l’état-civil) écrivait sous son vrai nom. Presqu’en même temps, sous le pseudonyme de Cécil Saint-Laurent, il réinventait le roman historique à la manière d’Alexandre Dumas en y incluant beaucoup de charme et d’érotisme. Et il avait un troisième avatar, Albéric Varenne, auteur d’un ouvrage remarqué, Quand les Français occupaient l’Europe.
Laurent a le don inné du roman ; et à dire vrai, aux temps modernes, je ne connais guère que Georges Simenon et lui qui vous saisissent d’emblée. Au bout de dix lignes du premier chapitre vous voilà saisi de façon si prenante que vous ne pourrez plus vous défaire de l’histoire qui vous est contée.
Et le plus surprenant de tout cela, c’est que cette histoire qu’on vous raconte peut être à peu près dépourvue de ces éléments romanesques qui font la trame et l’intérêt d’autres textes dont certains n’ont d’autre valeur que l’ingéniosité de l’intrigue ; ce qui n’est déjà pas mal, au demeurant.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » allez-vous vous récrier, « Un roman, n’est-ce pas d’abord un récit plein de péripéties ? » Si, bien sûr et ce n’est pas un lecteur féru du Comte de Monte-Cristo, de Belle du Seigneur et de Dracula qui va vous dire le contraire. Mais le roman ce n’est pas seulement ça et c’est le même lecteur, passionné de La Recherche du temps perdu où le narrateur vous conte ab initio ses difficultés à s’endormir lorsque sa mère néglige de venir l’embrasser et où sont distillés à l’infini les moindres émois et sentiments qui l’affirme.
Donc Les corps tranquilles publié en 1948 et dont l’action est censée se dérouler une dizaine d’années auparavant, sans qu’il soit fait clairement référence aux événements qui embrument alors l’Europe. Un assez mystérieux Institut international de vigilance, de recherche et de lutte contre le suicide a été fondé par un non moins mystérieux bienfaiteur de l’Humanité et recrute des collaborateurs de tous niveaux, âges et opinions. Présentation d’une flopée de personnages hétéroclites et singuliers, qui se rejoignent pour se livrer à des travaux inutiles ; on ressent très vaguement d’abord l’atmosphère de la pension de famille de l’avenue Junot dans L’assassin habite au 21 de Clouzot.
Le personnage principal est un jeune homme, Anne Coquet, issu d’une bonne bourgeoisie intellectuelle, ancien élève du lycée Condorcet ; il est tout à fait loisible de voir en lui une image ironique de Laurent lui-même.
Le roman part dans tous les sens, multipliant les intrigues annexes, empruntant des chemins de traverse, quelquefois paresseusement, souvent avec vivacité et brio. Le roman bifurque et tourne au gré des voyages d’enquêtes censées être menées en province par le jeune Anne Coquet ; conquêtes amoureuses, rencontres bizarres, aventures picaresques…
D’ailleurs autant citer quelques lignes de Wikipédia qui disent excellemment les choses : Cette trame polyphonique, entremêlée de satire sociale, comédie de mœurs, éléments de roman policier, séquences libertines, monologues intérieurs, pastiches humoristiques, énumérations burlesques, digressions philosophiques etc. fournit une matière romanesque capable de s’auto-engendrer à l’infini.
C’est exactement ce qui se passe et qui séduit ; mais le foisonnement de l’ouvrage en marque aussi, d’une certaine façon, la limite : comment conclure ? Et c’est bien le seul reproche que l’on pourrait adresser à Jacques Laurent : pourquoi s’arrête-t-il au bout de seulement 1000 pages ? On aurait bien poursuivi avec lui…
Au fait, il ne faut pas s’étonner de le voir doté d’un prénom épicène, qui fut jadis donné à beaucoup de guerriers (le connétable de Montmorency sous François Ier et Henri II, l’amiral de Tourville sous Louis XIV) et par quelques romanciers à un de leurs personnages (Anne d’Orgel, chez Radiguet, le colonel Beaujeux chez Vladimir Volkoff dans Les humeurs de la mer).