Jambonnettes de grenouilles
Drôle d’idée de regarder un film réalisé par une inconnue absolue, Sandra Nettelbeck, un film allemand au titre absolument idiot (en tout cas très mal approprié à sa qualité), un film dont le décor est un restaurant de haute cuisine, mais à Hambourg, ce qui surprend, tant on pense que, à l’exception d’une multiple variété de saucisses, la Germanie n’a aucun rapport avec les plaisirs du palais. Jamais, d’ailleurs, je n’aurais été tenté par une telle présentation si, au plus haut de l’affiche il n’y avait eu le nom d’une actrice qui me plaît bien et qui est inconnue de la plupart, Martina Gedeck.
Pour la connaître et l’apprécier, il faut vraiment être féru du cinéma allemand contemporain, ce qui n’est pas très courant (et qui est même très singulier) ou avoir vu deux films bien intéressants, une adaptation intelligente, mais limitée des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, honnêtement tournée par Oskar Roehler en 2006 et, la même année, l’acide dénonciation de la dictature communiste de l’Allemagne de l’Est dans La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck. Voyant l’un et l’autre, j’ai trouvé que Martina Gedeck avait un charme et une présence tout à fait rares et, depuis lors, la mention de son nom dans un générique éveille ma curiosité.
Un grand restaurant de Hambourg, au décor très minimaliste et très froid, empreint de toutes les rigueurs allemandes. À la tête de la cuisine, suivie et obéie par une belle brigade d’assistants, de marmitons, de gâte-sauce, il y a Martha Klein, qui ne vit que pour son art, pour la perfection de son art, cherchant continuellement de nouveaux accords de saveurs, de subtiles harmonies de parfums et d’arômes. Elle vit seule et ses contacts avec son psychanalyste ne consistent qu’en de nouvelles élaborations de ses plats de triomphe. Sa brigade lui est absolument dévouée, mais semble un peu coincée par le caractère presque sacerdotal de son activité. Respectée, obéie, admirée, suivie mais difficilement aimée.
Son austérité ne peut pas admettre la moindre critique. Elle ne s’accommode pas avec le client grincheux qui chipote sur la cuisson de son foie gras, au grand dam de la propriétaire du restaurant, Léa (Katja Studt), qui aimerait que sa vedette ait un peu plus de souplesse et de diplomatie, mais qui est bien consciente qu’avec Martha elle détient un trésor vivant qu’elle doit absolument conserver sans quoi son restaurant deviendrait banal. C’est en tout cas un merveilleux plaisir pour le spectateur de voir le tourbillon, le fourmillement d’une cuisine de haut niveau : jeux rapide des couteaux qui tronçonnent, staccato des tranchoirs qui émincent, précision extrême de l’ajout au bon moment des épices, grésillement du beurre et de la crème dans les poêles, dressage des assiettes, gestes précis de chacun, minutie du service, stress maîtrisé de chacun…
Ce soir-là doivent venir dîner chez Martha, venant d’un peu loin, sa sœur et sa nièce Lina (Maxime Foerste), qui doit avoir 8 ou 9 ans. En plein service, la nouvelle : un accident de voiture. La sœur de Martha est morte dans le choc ; la petite Lina, est légèrement blessée seulement. Voilà, c’est tout. C’est tout ou presque et c’est ce qui rend ce film si intelligent, si intéressant. On ne sait pas trop qui est le père de Lina, à part qu’il est Italien et qu’il vit là-bas, loin de Hambourg. La petite fille va aller habiter chez Martha le temps qu’on le retrouve. Martha dont la vie sage, régulière, routinière va être bouleversée par l’irruption d’une gamine qui ne peut pas admettre qu’elle a perdu sa maman, une petite fille qu’il faut conduire à l’école, aller chercher, dont il faut s’occuper dans une existence dont les horaires ne sont pas précisément adaptés à la vie d’un chef de cuisine.
Et puis, à peu près simultanément, l’installation d’un nouveau voisin, un architecte, Sam (Ulrich Thomsen) qui aimerait bien engager avec Martha un dialogue un peu intime… Mais surtout dans l’arrivée au restaurant, parce que son deuil et ses nouvelles obligations la rendent moins disponible, d’un nouveau cuisinier, un Italien, Mario (Sergio Castellitto) plein de talent, de gaieté, de verve, de charme, de fantaisie, qui séduit tout de suite la brigade, mais dont la présence irrite l’orgueilleuse Martha.
Il n’est pas extrêmement difficile de comprendre tout de suite que Martha et Mario s’apprivoiseront et que Lina retrouvera son père. Ça c’est la trame de l’intrigue, qui est mince comme tout et qui est nécessaire, sans doute, mais reste en surface. Le film dégage un charme étrange ; mais je suis bien en peine d’en expliquer les raisons.