« Petit garçon il est l’heure d’aller se coucher… »
Voilà un film dont le titre étrange et séduisant, la réputation d’originalité et d’intelligence, la perspective de rejoindre les hautes lignées merveilleuses, enchanteresses du Magicien d’Oz m’avaient de longue date décidé à le regarder en famille, ma petite-fille (8 ans et demi) blottie contre mon flanc au cas où une scène un peu impressionnante exigerait l’intervention pacifiante de son grand-père ; les enfants adorent avoir peur, toutes les histoires de Barbe-Bleue, du Petit Poucet, de Blanche Neige, de Peau d’âne vous le diront, à condition qu’ils aient à côté d’eux un lien rassurant avec la réalité, qui pourra d’ailleurs aller consoler plus tardivement le cauchemar nocturne.
Mais là je n’ai pas eu besoin d’aller calmer le moindre émoi : tout le monde a regardé Les 5000 doigts du Dr. T en ayant de la considération pour l’inventivité des décors, la qualité poétique des constructions massives où évoluent les personnages, en appréciant – avec modération – les séquences chantées et en se demandant dans quelle catégorie pourrait bien être classé cet étrange film qui n’est sûrement pas assez magique pour enchanter les enfants et sûrement pas assez angoissant pour passionner les adultes.
Demeure une sorte de fantasmagorie qui n’est pas déplaisante, qui offre même ici et là quelques bons moments, mais qui ne parvient pas à se hausser au rang où on l’attendait. J’ai lu quelque part que certains avaient fait le rapprochement avec Le magicien d’Oz de Victor Fleming sous prétexte que dans l’un et l’autre film, il s’agit de songes nés dans l’imagination et le cerveau inquiets d’un enfant fragile angoissé par une méchante, menaçante grande personne. Outre qu’on ne trouve pas une merveille comme Judy Garland si facilement que ça, ni un compositeur comme Harold Arlen, il manque vraiment au film de Roy Rowland beaucoup de nerf et beaucoup de charme.
Car il ne suffit pas de bâtir un décor étrange tout construit d’architectures en à-plats, avec des couleurs vives et de donner aux protagonistes des tenues et uniformes singuliers pour faire basculer un film dans l’onirisme ; je ne serais toutefois pas du tout étonné que ce soit dans Les 5000 doigts du Dr. T que le publicitaire Jean-Paul Goude soit allé chercher l’idée de ses Kodakettes, ses trois elfettes mutines, les trois gamines énergiques vêtues d’un maillot de bain à rayures et – surtout – coiffées d’une sorte de bonnet de bain affectant la forme d’une ventouse : c’est en tout cas ce genre de bonnet qui coiffe le jeune Bart Collins (Tommy Rettig), contraint par sa mère, Heloïse (Mary Healy) veuve, qu’ose à peine courtiser le brave plombier Zabladowski (Peter Lind Hayes), mais qui semble n’avoir d’yeux que pour le rigoureux, puant Docteur Terwilliker (Hans Conried) qui enseigne le piano en garde-chiourme détestable.
Le cauchemar de Bart le conduit à imaginer un monde carcéral où le projet de Terwilliker – le docteur T., donc – consiste à enlever 500 enfants destinés à jouer sur un immense piano à double révolution un concerto qu’il a composé. C’est là tout le scénario, à peine compliqué par la soumission imaginée d’Héloïse, la mère de Bart aux exigences du mauvais homme et par la détermination de Zabladowski à libérer tout le monde (et accessoirement à séduire Héloïse). Ces péripéties assez limitées pourraient fonctionner si elles étaient soutenues par des acteurs de meilleure qualité, par une musique pimpante, par des chorégraphies entraînantes. Rien de tout cela ; tout au moins doit-on reconnaître une réelle inventivité au décorateur et rapprocher ces courbes, ces escaliers gigantesques, ces pièces infinies des espaces d’Invitation à la danse de Gene Kelly, qui sont, eux, créés exclusivement pour que la danse s’y déploie.
Il paraît qu’il y a dans Les 5000 doigts du Dr. T des tas d’allusions – forcément intelligentes ! – au danger nucléaire (on est en 1953) ; il faut vraiment avoir beaucoup lu Les cahiers du cinéma et autres fariboles interprétatives, qui trouveraient dans la chute d’une coccinelle dans une goutte d’eau des prises de position antiracistes, pour identifier quoi que ce soit d’autre qu’un récit un peu lourd.