Deux cavaliers de l’orage.
Qu’est-ce qui me retient de mettre seulement la moyenne à La beauté du diable, bizarrement jamais vu jusqu’à aujourd’hui ? En aucun cas par déférence ou admiration vis-à-vis de René Clair, qui fut un cinéaste inventif et distingué mais qui à mes yeux n’a jamais tourné de chefs-d’œuvre, ni même de très grands films. Sans doute en bonne partie pour la qualité du filmage, décors et prises de vues qui incarnent au plus haut degré le classicisme cinématographique, ce que les galopins des Cahiers du cinéma ont baptisé la Qualité française contre quoi ils ont inventé le concept douteux de Nouvelle vague. Mais surtout pour un acteur, un seul.
Plus exactement un des deux. Car je ne tiens pas pour important le reste de la distribution, bien pâlotte, à la courte exception de Simone Valère, qui fut trop confinée au théâtre mais qui avait beaucoup de charme et des appâts qui attiraient, paraît-il, l’appétit de l’Ogre majuscule, du total obsédé sexuel, du grognon, mal embouché, provocateur et génial Michel Simon.
C’est peu dire en effet qu’affirmer que Michel Simon envahit la scène, envahit l’écran, surgit dans toutes les séquences avec une voix qu’il module de façon incroyablement variée, avec des yeux qui tonnent, frisent, séduisent, convainquent, tentent, reprochent, s’effarent, se moquent, méprisent… En face de lui Gérard Philipe s’il est moins mièvre que d’habitude dans ses rôles positifs ne fait vraiment pas le poids. Il n’est pourtant pas tout à fait au début de sa carrière, il a déjà 27 ans et il a même déjà tourné un grand rôle dramatique dans Une si jolie petite plage d’Yves Allégret un an avant La beauté du diable. Mais il a été bien insipide dans deux grands succès qu’il a recueillis, mais qu’il a rendus bien passables seulement, pourtant réalisés par de vrais réalisateurs, Le diable au corps de Claude Autant-Lara et La chartreuse de Parme de Christian-Jaque : des films intéressants qu’il plombe sensiblement.
Bon. Mes habituels agacements envers un acteur qui fut à son époque une véritable légende étant une nouvelle fois exprimés, que dire du film ?
Nouvelle variation sur le mythe de Faust, avec quelques points de vue originaux, habiles, même subtils. Par exemple le refus du vieux professeur Faust d’accepter le pacte insidieux que lui propose Méphistophélès, ce qui lui impose de se débattre dans cette sorte de nœud coulant qui l’enserre au fur et à mesure qu’il voit autour de lui les conséquences de ses rêves. Sur le même thème, j’ai trouvé cent fois plus original Marguerite de la nuit de Claude Autant-Lara beau film absolument méconnu, malheureusement plombé par sa distribution, la pire qui se puisse, (Michèle Morgan, Yves Montand qui a mis des années avant de savoir jouer).
Donc mythe de Faust ; une fois qu’on a dit ça, qu’on a pleurniché sur la vacuité et la vanité de la jeunesse éternelle (celle qui se terminera – un peu plus tard seulement – de la même façon que toutes les autres jeunesses), on n’est pas beaucoup plus avancé. De fait, rien ne paraît aussi séduisant – mais aussi horrible – pour les vieillards dont je suis que de revenir faire un tour de chauffe dans un monde dont ils connaissent toutes les aspérités. Il y a par exemple dans La beauté du diable une séquence magnifique où Faust jeune (Philipe) voit projeté par Méphistophélès (Simon) le destin qui lui incombe : certes la force, le dynamisme, le désir, mais aussi la lassitude, l’ennui, l’indifférence, l’aboulie. Des amours avec la Princesse (Valère), qui sont allés jusqu’à l’assassinat du Prince (Carlo Ninchi), il ne va pas, au bout du compte rester grand chose. On connaît ça : éternelle et éphémère insatiété. L’avenir apparaît plein de cruautés et d’horreurs.
Il est bien dommage, avec tout cela, que René Clair ait cru devoir donner à son film une fin heureuse : Faust, ça doit structurellement, se terminer mal, avec l’impossibilité de l’Homme de quitter le chemin que le Créateur lui a donné. Ce n’est pas d’hier que l’ouverture de la boîte de Pandore a entraîné des catastrophes.