Douce nuit, sainte nuit…
Le Père Noël est une ordure a attiré dans les salles obscures, en 1982, à peu près 1,6 million de spectateurs. Disons 2 millions pour faire simple. Bien loin des 20,5 millions de Bienvenue chez les ch’tis, des 19,4 d’Intouchables, des 17,3 de La grande vadrouille. Rien à voir, aucune comparaison possible. Et pourtant, dans le langage courant, dans les private jokes des soirées entre amis, dans la mémoire collective, c’est bien le film de Jean-Marie Poiré qui l’emporte haut la main, dans un feu d’artifices de répliques et de souvenirs qu’on serait d’ailleurs bien en peine de citer avec exhaustivité tant elles foisonnent (Ma préférée, c’est sans doute Je vais les remiser par-devers moi, à propos des klougs qui viennent d’être offerts à Anémone). C’est qu’il y a un monde entre le statut de grand succès public et celui de film-culte. Les premiers s’ancrent dans leur époque, font venir au cinéma des tas de gens qui n’ont pas l’habitude de s’y rendre, les seconds édifient une sorte de légende durable, passent et repassent à la télévision, finissent par couvrir plusieurs générations. Il n’y a guère que Les visiteurs qui remplissent les deux cases, il me semble.
Issu du café-théâtre, développé ensuite dans une vraie salle de spectacle et enfin adapté au cinéma, ce scandaleux Père Noël est sans doute ce qu’a fait de mieux, de plus structuré, de plus vigoureux, de plus nerveux, mais aussi de plus cruel, la troupe géniale du Splendid, miraculeuse collection de copains qui se sont connus au lycée Pasteur de Neuilly-sur-Seine et qui ont agrégé autour d’eux au fil des années et des projets, d’autres acteurs de talent et d’esprit ; des gens qui ont ringardisé durablement un comique de buffets de gare et de music-halls ventripotents.
Je n’ai pas de lumière particulière sur ce qui se fait aujourd’hui dans le domaine du rire, mais je ne crois pas qu’il existe un groupe aussi varié qu’harmonieux (paradoxe seulement apparent) que celui formé par Christian Clavier, Gérard Jugnot, Thierry Lhermitte, Michel Blanc, Marie-Anne Chazel, Josiane Balasko, Bruno Moynot, à qui se sont joints au hasard des jours, des films et des pièces Martin Lamotte, Dominique Lavanant, Valérie Mairesse et quelques autres, heureux d’être guest-stars d’une bande étincelante.
Je suppose que tout le monde a vu Le Père Noël est une ordure et qu’il n’y a pas lieu d’en conter l’intrigue, qui est d’ailleurs trop farfelue, virulente, virevoltante et électrique pour être honnête. L’honnêteté est d’ailleurs en l’espèce le cadet des soucis qu’on doit avoir là ! On peut en revanche se demander si une telle furie comique, une telle verve pourrait de nos jours s’épanouir avec un si grand mépris des convenances coincées du politiquement correct.
Ah sans doute peut-on ad libitum continuer à se ficher de ces deux braves nouilles coincées, Thérèse (Anémone) et Pierre Mortez (Thierry Lhermitte), visiblement bien élevées, catholiques, cucul la praline ; on se gaussera de la frustration sexuelle qui les fera exploser en vol (dans une scène qui n’est vraiment pas la meilleure du film) ; mais enfin, ce sont de bien braves gens, l’une qui tricote des gants à trois doigts (et pourquoi pas des moufles ?) pour les petits lépreux de Djakarta), l’autre qui, un soir de Noël, vient assurer une permanence d’accueil téléphonique pour des gens que les lumières de la ville rendent encore plus seuls.
Au fait, il n’y a pas de vraiment mauvais bougre dans le film, même si Félix (Gérard Jugnot) fait sauter ses propres plombs plus souvent qu’à son tour et ne manque jamais de ficher des peignées à Zézette (Marie-Anne Chazel) avec qui il forme un couple violent mais (eh oui !) amoureux. Le travesti Katia (Christian Clavier) – aimablement surnommé Charles Bronson par sa grasseyante famille, est souvent assez touchant – au delà de l’outrance, le réfugié bulgare Preskovich (Bruno Moynot) est confondant de gentillesse et d’honnêteté, Marie-Ange Musquin (Josiane Balasko), malgré toute sa bonne conscience bourgeoise n’est pas si odieuse que ça et le pharmacien Poinçot (Jacques François) accepte même sans trop de mal de rater sa soirée, malgré sa veste de smoking enduite de klug et la scène que lui fera vraisemblablement sa très jeune maîtresse Bijou (Muriel Dubrule).
Et ce qui marche vraiment, c’est que cet assemblage improbable avance furieusement vite et ne se retient pas, n’éliminant même pas, surtout pas l’aspect macabre : le malheureux type isolé qui appelle SOS amitié qui se voit enjoindre par Thérèse d’appuyer sur le bouton et qui se fait exploser la tête ou le malheureux réparateur qui reçoit la balle perdue tirée par Josette pour vider le pistolet de Félix et qui finit découpé et jeté aux fauves du Zoo de Vincennes. Il paraît d’ailleurs que dans la pièce, Preskovitch, lassé des rebuffades des bénévoles, faisait sauter l’immeuble en se suicidant au gaz.
Cet arrière-plan macabre rejoint très bien ce qui est sous-jacent et cruel dans la situation : la frustration et la solitude, tellement plus palpables un soir de Noël…On a beau dire, ce n’est pas demain qu’on va arrêter.