Bagarres

Campagnes sauvages.

Qu’est-ce qui m’a poussé à regarder un film de 1948 aussi peu notoire, tourné par un réalisateur de troisième rang, Henri Calef, bien que j’aie assez apprécié de lui Jéricho (1946), film sensible sur la Résistance ? Qu’est-ce qui m’a poussé alors que j’apprécie peu le visage en lame de couteau de Maria Casares l’œil vide et la bouche amère d’Orane Demazis,l’air dégouté, méprisant de Roger Pigaut (qui n’est bon que dans Douce parce que sa veulerie physique correspond au personnage du film) ? Certes, dans Bagarres il y a le toujours excellent Jean Brochard, le vieil Edouard Delmont qu’on aime retrouver et même Marcel Mouloudji qui sait mettre dans son jeu la folie nécessaire.

Mais tout ça ne m’aurait pas attiré si le roman dont est adapté le film n’était signé par Jean Proal. En voilà un qui n’a pas laissé grande trace, écrivain régionaliste comme Henri Bosco, Maria Borrely, Marie Mauron : de bons récits rugueux, bien structurés, souvent un peu mélodramatiques mais qui ont pris la réalité provençale à pleines mains. Seulement Proal est né en 1904 à Seyne (Basses-Alpes) neuf ans avant ma mère et cette rencontre par delà les années m’a bien plu.

D’ailleurs le décor de Bagarres est tout à fait celui de beaucoup de paysages de la Haute-Provence, vallons profonds, croupes pelées, rochers superbes. Et des villages encafouinés pour résister aux grands vents, à la neige et au grand soleil. Et puis le récit est très prenant, se souciant peu de tendresse et de moralité. Les personnages sont rudes, à l’image du pays et quelquefois inhumains. D’ailleurs le personnage le plus marquant, le riche fermier Rabasse (Jean Brochard) fait parfois songer, en plus causant, à Gaston Dominici, l’assassin de la Grand-Terre à Lurs dont Jean Giono lors de son procès d’assisses notait qu’il manifestait vis-vis de la famille Drummond assassinée une indifférence d’insecte.

Rabasse va tomber sous le charme sensuel de Carmelle (Maria Casares), une fille pauvre d’un hameau voisin qui vit seule avec son frère Angelin (Mouloudji), qui la désire comme la désirent tous les hommes qui la croisent. Elle est amoureuse de Jacques (Jean-Claude Malouvier), un type assez veule, un parasite social qui lui demande de séduire Rabasse pour assurer leur fortune et leur avenir. Carmelle résiste un peu mais finit par devenir une des employées du Maître, évinçant ainsi Martha (Orane Demazis), la femme du domestique Giuseppe (Édouard Delmont), la mère du beau Gino (Jean Vinci).

Dégoûtée par la tyrannie, la vulgarité, la saleté de Rabasse, Carmelle accepte pourtant de coucher avec lui, contre la rédaction d’un testament de tous ses biens en sa faveur. Mais la fréquentation d’une jeune femme qu’on devine ardente n’améliore pas la santé de Rabasse, par ailleurs grand buveur : il meurt d’apoplexie non sans avoir tenté de déshériter Carmelle, qu’il trouvait trop fugace.

C’est un fait que la belle fille, désormais riche, va commencer par vivre une vie assez libre (j’ai songé à La fiancée du pirate de Nelly Kaplan) (1969), bien que ni le roman, ni le film n’aillent assez loin vers l’indifférence cynique et que Carmelle puisse commencer une histoire amoureuse solide (et niaise) avec Antoine (Roger Pigaut), charbonnier idéaliste.

Cela gâche un peu le film qui aurait dû être plus âpre ; mais on le voit : Jean Proal n’est pas Jean Giono.

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