Le crabe-tambour

L’homme légendaire.

J’aimerais bien rester, pour ce film presque mythique, dans le seul cadre du cinéma, mais je ne suis pas certain d’y parvenir, tant sont inextricablement mêlés à l’œuvre singulière de Pierre Schœndœrffer dix ou quinze ans d’histoire française, à une partie très douloureuse de cette histoire. Mais bien parcellaire ou partial serait celui qui verrait dans la cohérence interne de cette œuvre un plaidoyer engagé pour la colonisation. La pensée de Schœndœrffer est autrement plus complexe et ne s’attache pas aux causes, mais aux figures, à la guerre vue comme inhérente à l’Humanité, à l’aventure de guerriers réunis par la même Fortune (c’est-à-dire aussi dans la commune Infortune), la responsabilité du Chef et, si on veut, au malheur de se battre pour des causes perdues. Et même quelquefois dans des combats que l’on réprouve (ainsi, dans Le crabe-tambour, les propos rapportés de l’adjudant Wilsdorf, celui de la 317è section, engagé de force dans la Wehrmacht, Je me suis battu comme un diable pour ces cochons de Boches. Tout le temps j’ai souhaité la défaite de l’Allemagne (…) mais gagner c’était ma survie et celle de mes camarades).

Donc le film. Qui n’a pas rêvé de cette symphonie de gris splendidement photographiée par Raoul Coutard ? Bateau gris fer dans des vagues grises argentées par l’écume, gris satin du ciel de Terre-Neuve, gris mercure de la mer boréale presque gelée qui ondoie comme une peau, gris sale des quais enneigés de Saint-Pierre ou de Saint-Jean de Terre-Neuve.

Mais dans ces gris perpétuels des latitudes désolées, c’est toujours l’Indochine qui revient, voluptueuse, obsédante et désespérante, puisque le temps du film -1975 -, nourri de constants allers-retours vers la guerre française, est celui de la fin de la guerre étasunienne, de la chute de Saïgon, de celle de Phnom-Penh, d’un des plus invraisemblables génocides de l’Histoire (au Cambodge, entre 20 et 25% de la population massacrée). Gris du brouillard d’étoupe du fleuve remonté par la jonque du Crabe-tambour (Jacques Perrin), gris noirâtre de la boue des camps de rééducation, gris fumée de l’opium, gris ardoise des pénombres… Si présente et si forte, l’Indochine que le Shamrock, le chalutier commandé par le Crabe, porte, peinte sur la proue, l’image grimaçante d’une divinité de là-bas…

Bien que les deux films aient été tournés à la même époque et soient sortis la même année (1979), je sais qu’on a trouvé des analogies entre Le crabe-tambour et Apocalypse now, ce qui est concevable s’il ne s’agit que d’évoquer l’Extrême-Orient, la guerre menée dans des conditions atroces, la séduction vénéneuse et le raffinement de vie de ces contrées… (Mais alors pourquoi ne pas citer Full metal jacket et sûrement une palanquée d’autres films ?). Mais s’il s’agit de rapprocher le destin du Crabe et celui du commandant Kurtz (Marlon Brando), on voit mal l’analogie… Kurtz est un soldat devenu fou, recherché pour des méthodes sauvages, sanguinaires, même. Le Crabe s’est engagé dans la folle aventure du putsch d’avril 1961 et dans la plus folle encore désespérance de l’OAS, mais c’est une rébellion qui lui est imputée, non pas des assassinats de masse… Le personnage du Crabe-tambour est adapté, librement il est vrai, de la vie de Pierre Guillaume, aventurier de légende qui n’a jamais été suspecté par quiconque de folie ou de cruauté. Est-ce l’époque trouble décrite qui veut la confusion des genres ?

En plus d’être un fascinant reportage sur la mer et ceux qui la vivent, ou en vivent, Le crabe-tambour est aussi émaillé de figures qu’on n’oublie pas : dignité austère du Commandant, (Jean Rochefort, qui reçut pour son rôle un César), originalité alcoolisée du chef mécanicien (Jacques Dufilho, également césarisé), intelligence attentive de Pierre, le médecin (Claude Rich)… Et si c’est, comme tous les films de Pierre Schœndœrffer, un film d’hommes (mais comment définir cela ?), les apparitions d’Aurore Clément et d’Odile Versois, l’infirmière et la patronne du bistrot La Morue joyeuse à Saint-Pierre, sont lumineuses et tendres…

Très beau film. Mais qui en comprendra encore le sens aujourd’hui ?

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