Manque de quoi ?
Ah oui, pour qui apprécie le cinéma méta-historique de Sacha Guitry, Le Destin fabuleux de Désirée Clary est une déception. Et c’est bien dommage parce que, au delà des historiettes habilement mises en scène, brodées, même, de ses plus grandes réussites dans le genre, l’histoire de cette jeune fille de Marseille était un réel trésor. À un tel point, d’ailleurs que le réalisateur étasunien Henry Koster qui venait juste de tourner La tunique (Le premier film en CinémaScope !) en 1953 proposait en 1954 une Désirée, avec Jean Simmons dans le rôle titre, ainsi que Marlon Brando (Napoléon) et Merle Oberon (Joséphine).
Avoir failli devenir Impératrice des Français et finir son existence reine de Suède, belle-sœur d’un (provisoire) roi d’Espagne, tante d’un (plus provisoire encore) roi de Hollande, Désirée Clary avait tout pour susciter une illustration cinématographique enchantée de sa destinée, survenue, qui plus est, durant une des périodes les plus bouleversées de l’histoire de l’Europe (et seulement explicable grâce à elle). Période que Guitry connaît d’ailleurs particulièrement bien, et qui lui donneront la matière d’un de ses plus beaux films, Le Diable boiteux et du moins réussi Napoléon. Et pourtant ça patauge, ça s’englue, ça ne suscite que rarement la jubilation qu’un film de l’auteur dispense à ses amateurs.
Comment l’expliquer ? Contraintes imposées par la Continental, comme on l’a suggéré ? C’est possible, mais le film n’est pas produit par la firme à capitaux allemands, mais par la C.C.F.C. (Compagnie Commerciale Française Cinématographique), moins suspecte. Et, comme d’habitude et comme ce le sera de plus en plus chez Sacha Guitry, c’est aussi un beau chant d’amour à la France éternelle, qui n’a que faire de la forme extérieure des régimes, Royauté, Empire ou République, s’ils respectent son âme et sa substance. Écrire en 1942 Aimez surtout la France, elle s’en tire toujours…, ce n’est pas vraiment un signe d’allégeance à la Barbarie venue de l’Est.
Alors quoi ? Un peu de fatigue ? Trop de matière à faire entrer dans une durée restreinte ? Rien de ça n’est avéré, ni convaincant…
J’ai été surpris par cette nouvelle innovation cinématographique de décrocher de l’intrigue en milieu de film, de réaliser ce qu’il appelle une pause technique, afin de présenter le chef opérateur, l’ingénieur du son, le décorateur, la script-girl, puis d’indiquer les changements de distribution qu’il effectue : lui-même remplace l’excité Barrault (comme une dizaine d’années plus tard Raymond Pellegrin se substituera à Daniel Gelin) ; ce n’est pas plus mal, d’autant qu’on s’ennuie de ne pas voir le Maître à l’écran et de n’entendre que peu ses inflexions de voix.
Mais je suis bien plus sceptique sur le changement concernant Désirée, la gracieuse Geneviève Guitry laissant la place à Gaby Morlay, à qui j’ai toujours trouvé une physionomie de dame patronnesse (tout en lui reconnaissant un grand talent) : c’est que la première était née en 1914, la seconde en 1893, et que le tour de passe-passe ne supporte pas ces vingt et un ans d’écart. En sens inverse, charger l’excellent Jacques Varennes de la totalité du rôle de Bernadotte était l’écueil antagonique, aussi mal perceptible : lorsqu’il se présente pour la première fois en 1788 au domicile des Clary, Bernadotte, né en 1763, n’a que 25 ans. Mais Varennes, né en 1894, a déjà 47 ans lors du tournage, et le maquilleur n’a pas fait de miracle.
Bon. Tout cela n’explique pas vraiment la demi-satisfaction qu’on peut tirer du film. Le dernier quart d’heure, débarrassé de l’obsédante présence de Napoléon, exilé en 1815, mort en 1821, c’est-à-dire de la Grande Histoire, n’est pas mal du tout. Mais ce n’est vraiment pas suffisant.
Bah ! On se consolera aisément en regardant une nouvelle fois tant de chefs-d’œuvre !