Film froid.
Quatre très grands films policiers réalisés par Jean-Pierre Melville : Le Doulos en 62, Le deuxième souffle en 66, Le samouraï en 67, Le cercle rouge en 70. Un cinéma de plus en plus épuré, hiératique, marmoréen, tragique. Des films sans gaieté, sans espérance, sans érotisme. Des films pesants, graves, sombres à qui l’on pourrait presque reprocher de temps en temps de se prendre un peu au sérieux, mais dont la constance dramatique porte l’œuvre du réalisateur au premier rang du cinéma français.
Combien de minutes avant que la première parole survienne dans Le deuxième souffle ? Pas tout à fait autant que les neuf minutes et demi du Samouraï, mais presque autant. En préambule, l’évasion de la prison, avec des angles distordus, des cadrages en plongée et contre-plongée, de brefs morceaux de ciel opposés à l’immensité hostile des murs de la prison. Pas une note de musique lors du générique qui suit : la course dans les bois des fugitifs, le bruit des feuilles mortes foulées, le halètement des hommes, l’approche du train de marchandises.
Des indications nues, sobres qui ponctuent le déroulement des heures. On a commencé le 20 novembre, à 5h58 (l’évasion). Les séquences initiales martèlent la progression du Temps. Comme un constat d’huissier ; comme un procès-verbal de police. Ambiance glacée des bars de nuit, des cabarets chics à filles à longues jambes et à fume-cigarette interminables. Jazz en sourdine. Visages fermés. Lassitude générale. Chez Melville, tout le monde, même les fêtards, paraît porter sur ses épaules la misère du monde.
Et d’emblée on sait bien que ça ne peut que mal se terminer, par une sorte d’extermination générale, le deuil des minces espérances qui pouvaient subsister et la lassitude des rares survivants. Et il est curieux de se rappeler que ce cinéma tragique a prospéré au cours des années les plus exaltantes de la croissance française, celles où il semblait que rien de mal ne pouvait arriver et que le progrès serait indéfiniment prolongé.
Tragique et plein d’ambiguïtés qui en renforcent la profondeur. Sait-on bien, dans Le deuxième souffle la nature exacte des rapports de Gu Minda (Lino Ventura) et de Manouche (Christine Fabrega) jusqu’à ce qu’on apprenne incidemment qu’ils sont frère et sœur ? Et même alors…. Et les rapports d’Alban (Michel Constantin) et de Manouche ? Et ceux d’Alban et de Gu ? Et couronne ce bal des incertitudes l’attitude du commissaire Blot (Paul Meurisse), qui tire des ficelles vénéneuses non sans fascination pour ses marionnettes…
La distribution est à peu près parfaite ; les troisièmes rôles ont la gueule de l’emploi (Marcel le Stéphanois – Albert Michel, Antoine le tueur – Denis Manuel) ; les deuxièmes sont très solides (Paul et Jo Ricci – Raymond Pellegrin et Marcel Bozzuffi ; le commissaire Fardiano – Paul Frankeur, avec une mention spéciale pour Orloff – Pierre Zimmer) ; naturellement Lino Ventura est taciturne, brutal, courageux et désespéré. Mais c’est peut-être Paul Meurisse qui emporte la mise, élégant, distant, sarcastique (extraordinaire irruption dans le bar, au tout début du film et monologue bluffant de qualité d’écriture et de talent).
Je me suis longtemps interrogé sur le choix de Christine Fabrega pour incarner Manouche. Je n’arrivais pas à me faire une opinion sur la qualité et la pertinence de son jeu. Manouche semble, d’une certaine façon, extérieure et presque indifférente à tout ce qui se passe autour d’elle. En tout cas résignée. À la réflexion, et en ce sens je me dis qu’avoir affecté ce rôle difficile à une animatrice de télévision alors assez connue, mais en décalage avec le grand écran était un risque, un défi, un tour de force.
Et que s’il n’a pas tout à fait la perfection dramatique du Samouraï et du Cercle rouge, Le deuxième souffle demeure un des films français les plus importants du demi-siècle.