Brumes du port.
Il y a tout de même pas mal de carrières qui commencent glorieusement et qui s’achèvent piteusement, au cinéma. Celles de Marcel Carné, de Claude Autant-Lara… Plus tard celle de François Leterrier, par exemple. Et celle d’Yves Allégret, évidemment, magnifique à ses débuts, d’une noirceur accablante, et qui va s’engluer peu à peu dans la coproduction internationale de troisième zone et dans les Maigret incarnés pour la télévision par Jean Richard.
Dédée d’Anvers est le premier d’une série de quatre films d’une méchanceté et d’une tristesse extraordinaires, désenchantés, amers, pluvieux : viendront ensuite Une si jolie petite plage, Manèges (son chef-d’œuvre), Les miracles n’ont lieu qu’une fois. De sales histoires tristes composées par un grand magicien nocturne, Jacques Sigurd qui perdra lui aussi la main en vieillissant, malgré quelques beaux sursauts (L’Air de Paris de Carné, par exemple).
Mais pour l’instant, en 1947, nous sommes, avec Dédée d’Anvers dans la grande beauté désespérée des ports, de leurs brumes infinies, des bistrots à matelots où un quinquet de néon coloré attire dès que la nuit descend dans la solitude des quais et des docks des types qui ont besoin de bras blancs et d’amour facile. Pavés luisants de pluie et de poussière d’embruns, hautes silhouettes des portiques transbordeurs et des grues monumentales, lueur jaune pâle des réverbères, mélodie aigrelette des pianos mécaniques… Des marins du monde entier viennent claquer leur paye en buvant de mauvais alcools, en dansant avec des filles à chair fatiguée et à tendresse infinie.
Au milieu de cette tristesse, un bar à hôtesses montantes, ni pire, ni meilleur qu’un autre, où la vie presque familiale fait un peu songer à la Maison Tellier décrite par Maupassant et mise en scène par le grand Max Ophuls dans Le plaisir, à la différence près que ce n’est pas Madame, mais Monsieur René (Bernard Blier) qui dirige le turf de ces dames. Et ouvrons ici un hommage bien déférent à cet immense acteur, ici utilisé dans un relatif contre-emploi de mâle dominant, teigneux, violent, fort et honnête ; personnage presque entièrement positif si l’on ne savait qu’il se livre à de drôles de trafics (d’armes, sans doute) en plus de son boulot de patron de maison de plaisir.
Et dans cette maison, qui s’appelle de façon un peu dérisoire, le Big moon, il y a une étoile, une perle, un diamant dont René, le patron, est presque épris, même si ne comptent sans doute vraiment pour lui que ses souvenirs du Congo et ses trafics : Dédée (Simone Signoret), d’une beauté grave et douloureuse, qui vit plutôt mal que bien avec une sorte de larve humaine, Marco (Marcel Dalio), portier du bar et souteneur minable, détesté et méprisé par tous… Une des faiblesses du film est qu’on ne comprend guère comment Dédée a pu s’enticher de ce minable, ou simplement le suivre, même si l’on devine qu’elle a passablement navigué dans les eaux les plus glauques.
Qu’est ce qu’il y a de plus normal dans ces films de brume et de fatalité que la belle fille rencontre presque par hasard un type solide qui pourra la tirer de là et à qui elle se donne avec la même simplicité amoureuse que celle que Casque d’or offrira, quelques années plus tard ? Et qu’est ce qu’il peut y avoir de plus normal que la Fatalité casse la belle amour, parce que c’est ainsi, et que le bonheur n’est pas fait pour ces amants-là ?
On le voit, Dédée d’Anvers n’échappe pas aux poncifs du genre ; mais y survit grâce à ces quelques détails qui font toute la différence ; le personnage de René (Blier, donc), évoqué plus haut ; la sagesse calme de l’amant, Francesco (Marcello Pagliero, grand acteur), la veulerie dégueulasse de Marco (Dalio), le petit monde attachant des filles du bar (et en tout premier lieu de Germaine (Jane Marken), pute au grand cœur). Et aussi grâce à quelques sauvageries bien venues, ainsi l’excitation presque orgasmique de Dédée devant le spectacle d’une bagarre violente de deux équipages de bateaux : J’aime bien voir les hommes se battre ; ils ne se feront jamais assez de mal.
Et puis la photogénie des ruelles et des quais. On n’a guère trouvé mieux pour ficher le bourdon.