La décennie prodigieuse.
J’en ai marre d’attendre infructueusement la sortie en France de Soleil trompeur 2, indéfiniment repoussée ! Et cela sûrement parce que Nikita Mikhalkov, toléré par l‘intelligentzia germanopratine lorsqu’il faisait partie des opposants, y est désormais vilipendé pour ses liens avec le régime russe. Alors je me suis repassé Anna où le réalisateur couple, pendant dix ans, l’évolution de sa fille aînée, âgée de six ans au début du film, avec la métamorphose invraisemblable et cataclysmique connue par son pays pendant la même décennie.
Métamorphose invraisemblable pour ceux qui, comme moi, ont vécu leur enfance et leur jeunesse dans la compagnie continue de la Guerre froide et dans l’opinion à peu près généralement partagée en Europe que la victoire du communisme soviétique était une perspective à la fois épouvantable et inéluctable. Moins de trois quarts de siècle après la révolution de 1917, l’Union soviétique s’est effondrée. Il y a eu alors quelques gobe-lune qui ont prétendu avoir perçu depuis longtemps les prémisses de sa disparition ; ils m’ont toujours fait l’impression de ceux qui vous prédisent le lendemain le temps qu’il a fait la veille ou, mieux encore, des graves discoureurs qui, avec le même aplomb, expliquent pourquoi les mesures qu’ils avaient préconisées la semaine précédente sont exactement celles qu’il ne fallait pas prendre.
Est-ce que, d’ailleurs, l’on a compris quoi que ce soit lorsque, après la mort de Léonide Brejnev, en novembre 82, au moment où l’Union soviétique paraissait au plus haut de sa puissance, les dirigeants se sont succédé à toute allure (Andropov jusqu’à février 84, Tchernenko, jusqu’à mars 85) ? Est-ce que l’on a saisi que Gorbatchev faisait une tentative désespérée pour sortir en douceur du communisme, à coup de glasnost et de perestroïka, qu’il n’avait aucune chance de réussir, qu’il ne pourrait que laisser la place à Eltsine pour une sorte d’effondrement mou et vénal ?
Anna n’est pas vraiment un film, à peine un documentaire, et c’est cette ambiguïté qui lui donne sa qualité ; c’est une réflexion animée par des images saisissantes de ce que fut cette étrange église qui se voulait phare du monde nouveau, entrelacées avec le questionnement chaque année récurrent de la petite fille devenant jeune fille : 1) De quoi as-tu le plus peur ? 2) De quoi as-tu le plus envie ? 3) Que détestes-tu plus que tout ? 4) Qu’est-ce que tu aimes par-dessus tout ? 5) Qu’attends-tu de la vie ?. Et ce qu’Anna Mikhalkova exprime, ce n’est pas seulement l’évolution de sa personnalité, mais la stupéfaction de ce qui arrive à son pays et au monde.
Et puis Mikhalkov filme sa Russie aimée, la lumière pâle et les forêts de bouleaux, l’immensité enneigée, les datchas aux grands poêles de céramique, les plaines sans fin ; il y a plein d’images que l’on va retrouver dans Soleil trompeur : la rivière paresseuse, les sous-bois tièdes, la paix des longues soirées d’été…
La mystification gigantesque du communisme s’achève pour ne pas laisser place à grand chose et abandonner la Russie à l’incertitude de son Destin d’aujourd’hui : Quand la place de Dieu est vacante dans les âmes, dit Mikhalkov, toute une armée de sorciers apparaît qui essaie d’occuper cette place.