Un classique, pour ceux que l’ancienne Afrique fascine, celle des Mines du roi Salomon, de Mogambo, de Hatari (seulement des films anglo-saxons, à mon grand regret…) ; l’irruption des querelles européennes dans le monde cyclique de civilisations naturelles. Comme dans la bouffonne Victoire en chantant, de Jean-Jacques Annaud, l’été 1914 bouleverse incongrûment un coin du continent.
L’Afrique orientale allemande, où se déroule le film, c’est aujourd’hui le Rwanda, le Burundi et une partie de la Tanzanie, contrées qui furent, après la guerre, et jusqu’à leur indépendance, belges ou britanniques (sous le nom de Tanganyka). Tard colonisée, peu administrée par des Germains qui n’avaient pas la fibre coloniale, la région recevait, de fait, de nombreuses missions protestantes…
Oserait-on, aujourd’hui, faire commencer un film par le spectacle d’une foule africaine composée d’ahuris et d’abrutis bêlant des cantiques méthodistes sous la direction d’illuminés ? Un pasteur à l’intelligence médiocre, mais à la foi vive, et sa sœur, au visage un peu chevalin et au corps osseux. Les Allemands, pour recruter des troupes, dévastent et incendient le village, le pasteur meurt de fièvres malignes facilitées par le choc émotionnel, la vieille fille s’embarque avec une sorte de loque humaine imbibée de crasse et de gin sur un improbable esquif baptisé ironiquement African Queen.
Et sur ces prémisses aléatoires commence un film magnifique, une odyssée à la fois dérisoire et héroïque.
Remarquez, on sent assez vite que les deux êtres que tout semble séparer vont se tomber dans les bras, d’abord parce que c’est un peu la loi du genre puis parce que, dès les premières images, alors que règne encore l’ordre immuable de la mission, Miss Rosie (Katharine Hepburn) lorgne tout de même beaucoup sur ce sacripant de Charlie Allnutt (Humphrey Bogart).
Mais la montée chromatique de la révélation mutuelle de leur amour est tout de même drôlement bien faite, ponctuée de scènes d’anthologie (le bain dans la rivière que chacun prend pudiquement à l’une ou l’autre extrémité du bateau, le vidage – on pourrait presque écrire la vidange – de la cargaison de gin, la force de persuasion de Miss Rosie, bien décidée à faire sauter un gros destroyer boche qui patrouille sur un lac et verrouille le passage…).
Il y a tout ce qu’on aime dans un film d’aventures africaines : de redoutables rapides, des nuées de moustique, des sangsues, des hippopotames, des crocodiles ; et en plus on ajoute des tempêtes et des Allemands, heureusement benêts et mauvais tireurs. Il y a le choc des caractères contrastés, la bréhaigne patriote et déterminée et l’épave imbibée, inculte et grossière ; il y a de beaux moments angoissants dans le marécage herbeux où se sont échoués nos héros et dont seul un orage opportun va pouvoir les sortir…
Et le seul reproche que je ferai est l’inévitable happy end hollywoodien. Qu’est-ce ça aurait été bon si, après leur mariage célébré par le capitaine allemand, les deux héros avaient été vraiment pendus, juste avant que leur bateau-torpille ne coule la boche Louisa….