Drôle, intelligent, jubilatoire.
Beaucoup des critiques que j’ai lues après avoir vu, cette après-midi, le film, insistent sur l’exagération, le surjeu habituel de Fabrice Luchini et, sans doute détestant l’acteur, en profitent pour vouer Alceste à bicyclette aux gémonies, à tout le moins pour le trouver insignifiant, pesant ou agaçant. Moi que le jeu si particulier de l’acteur séduit plutôt, qui aime à le retrouver semblable à lui en toutes circonstances et qui n’avais aucune prévention à le voir accomplir son numéro habituel, l’ai plutôt trouvé inhabituellement sobre et maîtrisé, plutôt dans le style de l’excellent Confidences trop intimes de Patrice Leconte que dans celui du non moins excellent Dans la maison de François Ozon.
Le titre, malgré sa résonance médiocre, dit assez bien, délimite assez bien l’esprit du film : deux comédiens qui s’admirent, se jalousent, s’envient, se détestent, s’émerveillent l’un l’autre sont réunis lors d’un printemps débutant dans l’île de Ré, paradis des balades à vélos. On perçoit bien que le misanthrope Serge Tanneur (Fabrice Luchini) a mis fin à sa carrière théâtrale parce qu’il ne parvenait pas tout à fait à réaliser ce que sa haute ambition lui commandait (il est fasciné par le génie de Louis Jouvet dont une photographie occupe la place de choix de son capharnaüm). On comprend bien aussi que le séduisant Gauthier Valence (Lambert Wilson) n’est pas plus fier que ça d’incarner le chirurgien charismatique d’un feuilleton télévisé, qui lui vaut l’admiration de tas de braves gens dont il n’a que faire.
L’idée est de monter un Misanthrope que l’un et l’autre tiennent pour la pièce la plus exigeante de Molière. Jeu de faux-semblants entre les deux comédiens, dont chacun souhaite incarner Alceste. Valence voudrait que Tanneur, personnifiant Philinte, l’ami d’Alceste, lui soit idéal et brillant faire-valoir. Tanneur n’imagine pas que lui, l’aîné – et sans doute le plus doué – se contente du second rôle…
Le film se passe et se bâtit dans le travail de sape habile que les deux hommes vont se livrer pour prendre l’ascendant l’un sur l’autre. Tanneur fait mine de ne pas avoir envie de remonter sur les planches ; Valence sait que la pièce ne peut se monter sans la conjugaison de leurs talents. Et l’un et l’autre, alors qu’ils ne peuvent, en fait, se supporter, se jouent la comédie de la camaraderie. Camaraderie exigeante, certes, celle où on ne se ménage pas et où, sous prétexte de franchise et de qualité de jeu on n’évite pas certaines rudes admonestations. Mais camaraderie de scène, fausse, à rivalités larvées et à egos hostiles où l’admiration non feinte pour une expression habilement trouvée, un jeu de scène frappant, une intonation intelligente entraîne parallèlement des torrents de jalousie.
Se greffe à ceci la disparité profonde des vies personnelles des deux hommes. Valence est riche, célèbre, bien arrimé dans la société du spectacle parisien. Tanneur est retiré, encafouiné dans sa bicoque sans confort ni caractère, mais c’est lui qui va séduire Francesca (Maya Sansa), qui est en train de vivre un méchant divorce et qui l’éblouit par son charme rugueux.
La fin du film, un peu tarabiscotée et complaisante, n’est pas ce qu’il a de meilleur ; mais auparavant on s’est régalé du jeu des deux acteurs, dont aucun ne force la mesure, on a admiré le naturel et la belle voix de brume de Maya Sensa et on a trouvé très drôle l’irruption dans le quotidien des deux hommes d’une gentille jolie perruche, Zoé (Laurie Bordesoules), qui n’a pas 20 ans et tourne des films pornos pour gagner trois francs, six sous avec une candeur désarmante.
Un film bien agréable, donc, dix coudées au dessus des Femmes du 6e étage du même réalisateur, Philippe Le Guay.