Amour

Chaque âge a ses plaisirs.

Dans la salle parisienne où nous sommes allés voir le film, hier, ma femme et moi, nous semblions être des galopins malgré notre pimpante soixantaine avancée. J’exagère à peine, mais il est de fait que ne se pressaient pas là de jeunes actifs tourbillonnants et moins encore d’adolescents amateurs d’effets spéciaux.

C’est qu’Amour, primé à Cannes, met en scène, dans un quasi huis-clos pesant, l’affreux phénomène de la vieillesse et qu’il est assez loin des discours convenus sur la pétulance nouvelle du troisième âge, célébrée par toutes les publicités pour croisières, excursions, parties de golf et mastic dentaire efficace. Un couple d’octogénaires aimants, Georges (Jean-Louis Trintignant) et Anne (Emmanuelle Riva) ; tous deux anciens professeurs de piano : leur fille Éva (Isabelle Huppert) est elle-même artiste et vit, en Angleterre avec un musicien ; et Anne a d’ailleurs formé un jeune virtuose aux succès éclatants (Alexandre Tharaud, qui joue son propre rôle) ; un couple harmonieux, aisé sans excès, civilisé, intelligent, dont la complicité tendre est perceptible.

Au lendemain d’un concert, au petit déjeuner, Anne a une absence : pendant quelques instants, sans perdre conscience, elle ne voit plus, n’entend plus, ne sent plus. Médecin. Opération. Les 5% de malchance qui font que l’opération échoue. Retour à la maison avec une hémiplégie qui paralyse tout le côté droit. Engagement demandé par Anne à Georges qu’il ne la mettra pas dans une maison de santé et promesse faite par lui.

Et donc la vie de ce couple sensible dans la déchéance graduelle du corps d’Anne et dans l’épuisement consécutif et consentant de Georges.

Ce salaud d’Haneke n’évite de montrer rien de ce qui dérange, ne fait grâce d’aucune des humiliations subies par le corps de plus en plus abîmé d’Anne et endurées par le couple : l’assistance continue à chaque déplacement, aux moindres mouvements, au coucher, au passage aux toilettes, aux repas – puisqu’il faut couper à Anne sa viande -. Dégradation nouvelle, déchéance accrue : les sphincters qu’on ne maîtrise plus, les couches qu’il va falloir porter, la douche qu’il faut apprendre à donner, la compote de fruits prise à la petite cuillère. On finit comme on a commencé : langé dans un lit.

Mais le malheur est que ça ne va pas s’arranger. Il y a dans Amour une scène extraordinaire, où Georges reçoit sa fille Éva, qui voit sa fatigue, son épuisement, son découragement, son écrasement devant ces tâches toujours recommencées, et, surtout, recommencées sans espoir, puisque ça ne peut qu’aller plus mal. Éva se met en colère, proteste, sanglote… Et puis alors ? Qu’est-ce que Georges a d’autre à faire que ce qu’il fait ?

Que ce qu’il va faire ? C’est une autre histoire…

Il n’y a pas une minute de ce film où l’on ne soit en tension, ce qui est sans doute une des marques du talent d’Haneke, une des forces qu’il utilise pour gratter la réalité. Et quand il dispose d’acteurs aussi exceptionnels que Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva, la brûlure est vive. Les deux acteurs, qui ont l’âge de leurs rôles (il est né en 1930, elle en 1927) se montrent sans complaisance, mais sans pudeur dans la dégradation de leurs vieux corps : tout autre parti, enjolivant la réalité, n’aurait pas permis cette extraordinaire glaciation des espérances terrestres qu’est Amour.

L’avenir ne s’annonce pas rose.

Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte.

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