Comment montrer Shakespeare
Le théâtre filmé a été, à l’origine, une tentation pour le cinéma, et trop souvent et trop longtemps, les metteurs en scène (le nom même est caractéristique !) se sont contentés de cadrer une situation à la manière du théâtre, ce qui était déjà, grâce à quelques gros plans et à la position frontale de la caméra, un progrès, par rapport aux salles où la vision est distordue selon où l’on est placé !
Mais quelques créateurs se sont pourtant immédiatement avisés que le mouvement pouvait être dynamique, et ça a donné une nouvelle forme d’expression artistique, le cinéma.
Ce préalable confondant d’originalité étant posé, la question de la transposition à l’écran des grandes œuvres du passé revêt toujours la même acuité et se débat entre la retranscription trop fidèle et figée et la trahison pure et simple, si profonde que l’auteur de jadis ne reconnaîtrait pas un iota de son œuvre.
Eh bien, il me semble que Kenneth Branagh ne se débrouille pas mal du tout avec son excellent compatriote William Shakespeare
! Auteur d’un assez remarquable Henry V
, longue adaptation historique que j’ai bien été obligé d’admirer quoiqu’elle relate notre triste et inattendue déconfiture d’Azincourt (1415, pour les ignares ; mais c’est la dernière victoire importante des Godons ! Jeanne d’Arc va arriver !), d’un Othello
et d’un Hamlet
(que je n’ai pas vus), il a réalisé avec cet enchanté Beaucoup de bruit pour rien
une sorte de chef-d’œuvre ravissant, où tourbillonne toute la gaieté du monde.
Il fallait être délicieusement gonflé pour confier le rôle du Prince, Don Pedro d’Aragon à un (remarquable) acteur noir, Denzel Washington, et lui donner comme méchant demi-frère Keanu Reeves
, au détriment de tout réalisme, mais avec un grand bonheur d’expression.
La caméra virevolte, court dans les escaliers, se promène dans les jardins d’une demeure toscane comme on rêverait d’y passer ses jours ; il y a dans ce film un mouvement extraordinaire, soutenu par une formidable musique de Patrick Doyle
, qui n’est jamais envahissante, mais qui sait souligner tous les moments, graves ou gais.
L’anecdote est un de ces multiples jeux de l’amour et du hasard qui émaillent tout le théâtre spirituel de l’Occident, et qui sont prétextes à exposer les intermittences du cœur et la fragilité des apparences ; elle n’a d’autre intérêt que de donner à Emma Thompson, alors femme de Branagh
dans la vie, un de ses rôles les plus séduisants…
Branagh a d’ailleurs récidivé, un peu plus tard, d’une façon plus hardie encore, dans l’adaptation d’une comédie de Shakespeare, avec Peines d’amour perdues
transposée en comédie musicale et qui mérite aussi que j’en dise grand bien !