Luis Bunuel, issu d’une famille bourgeoise guindée de l’austère Espagne du dernier siècle, a eu beau se révolter et ruer dans tous les brancards : il porte en lui les névroses obsessionnelles qui identifient le plaisir physique à une épreuve douloureuse et compliquée. Je suppose qu’on pourrait trouver dans la totalité de ses films ces angoisses hallucinées, mais il y en a certains où cette fascination/répulsion du sexe est au premier plan : Susana la perverse, El (Tourments), La vie criminelle d’Archibald de La Cruz, Viridiana dans la période mexicaine, mais aussi Le journal d’une femme de chambre, Tristana, Cet obscur objet du désir plus tard, et, naturellement, Belle de jour qui demeure un de ses films les plus célèbres.
Dans le supplément du DVD, l’adaptateur et dialoguiste Jean-Claude Carrère se pose la question : le succès du film repose-t-il sur le talent sarcastique et grinçant de Bunuel ou sur l’envie égrillarde d’aller regarder au cinéma le monde de la prostitution en chambre illuminé par la beauté de Catherine Deneuve ? À dire vrai, je crains bien que les spectateurs du monde entier aient espéré venir se rincer la pupille devant un film présentant toutes les cautions sages de la cinéphilie et se soient retrouvés finalement assez déçus devant l’absence de la moindre pointe de sein.
Tout ça n’a aucune importance, finalement. Près de cinquante ans après sa réalisation, le film a conservé une étrangeté vénéneuse qui est tout de même assez rare dans le cinéma mondial ; oui, assez rare, mais aussi bizarre, presque exotique ; en tout cas baroque, surchargée, souvent morbide : rien qui ressemble à nos habituelles visions moralistes ou cartésiennes, anglo-saxonnes ou hexagonales. D’un roman à la tonalité assez convenue de Joseph Kessel, qui multiplie les clins d’œil complaisants envers le cochon qui sommeille en nous et les péripéties habituelles de l’adultère bourgeois, Bunuel a tiré un drôle de film assez malsain où une femme apprend que son plaisir réside dans l’abjection et l’humiliation. Séverine découvre que sa vraie vie réside bien davantage dans la découverte qu’elle fait de toutes les cingleries du monde, dans la maison de passe de Mme Anaïs (Geneviève Page) que dans le classique parcours d’une jeune femme de bonne bourgeoisie, qui a, ou pourrait avoir des amants, de son monde (Husson/Michel Piccoli) ou d’un autre (la sale petite gouape Marcel/Pierre Clémenti). Car c’est bien dans ses fantasmes que Séverine trouve son plaisir, les avilissements multiples qu’elle accepte sans dégoût ne faisant que lui donner les clefs de son étrange sexualité.
On ne pouvait guère trouver meilleure interprète que Catherine Deneuve pour incarner, avec sa beauté sévère, mais solaire (au contraire de la plupart des héroïnes glaciales d’Hitchcock) cette femme troublée, d’emblée, par le trio hautement signifiant calèche/cravache/dressage, ce rêve érotique d’humiliation qu’elle aimerait parcourir avec son mari. C’est Jean Sorel que Bunuel a parfaitement choisi pour son insignifiance afin d’interpréter ce brillant interne des hôpitaux si loin de la névrose de sa femme. Ah, Jean Sorel, un de ces beaux garçons sans âme du cinéma français, de Gil Vidal à Olivier Despax qui tentaient de faire la pige à Alain Delon, qui est d’une autre profondeur !
Et puis la voix de violoncelle de Geneviève Page, la sensualité immédiate de Françoise Fabian, l’étrangeté de Muni. Les femmes sont décidément plus intéressantes que les hommes, dans Belle de jour ; ce qui est tout à fait le propos du cinéaste.