Il y a bien (presque) toujours quelque chose qui me bloque un peu chez Joseph Mankiewicz et qui m’empêche de le tenir, comme beaucoup d’amateurs distingués le font, au rang des plus grands. C’est assez curieux : j’ai vu une dizaine de ses films – c’est-à-dire à peu près la moitié de son parcours de réalisateur, qui n’est pas très abondant – j’ai presque chaque fois apprécié, quelquefois même beaucoup (Ève, L’aventure de Mme Muir, L’affaire Cicéron). Et pourtant je ne suis jamais parvenu à mettre la note maximale et, a fortiori, à aller jusqu’au chef-d’œuvre.
Je ne comprends pas mes réticences, mais j’ai l’impression de regarder comme si j’étais placé à l’extérieur du film, admiratif, mais guère ému. En fait, je ne dois pas être assez subtil pour me régaler des intrigues élégantes, des dialogues étincelants, des analyses sophistiquées, de la réalisation brillante du metteur en scène : je passe à côté.
J’ai encore éprouvé cette frustration en découvrant Chaînes conjugales, film que je reconnais volontiers être particulièrement intelligent, tourné avec une bluffante maîtrise des entrelacs psychologiques qui mêlent trois couples socialement d’apparence assez proche dans une petite ville proche de New-York au lendemain de la guerre.
Artifice majeur, mais très habile, pèse sur ces trois couples la présence invisible (intelligence astuce du réalisateur) et constante d’une quatrième femme, Addie Ross, que les trois hommes ont, jadis ou naguère, et même sûrement encore, connue, fréquentée, approchée, désirée. Elle est tentation pour les maris, mais, bien davantage encore, obsession pour les épouses. Et sans doute à juste titre puisque, au matin d’une journée de bienfaisance, elles reçoivent une lettre indiquant que lorsqu’au soir elles rentreront au foyer conjugal, une d’entre elles constatera que la séductrice est partie avec l’un des hommes.
On voit là que c’est habile ; en tout cas, cela permettra à Mankiewicz de se pencher successivement, en trois flashbacks, sur les raisons que pourrait avoir chacune des femmes d’être abandonnée. Aucune n’est coupable, au sens que l’on donne à ce mot au vaudeville, mais toutes, se remémorant des épisodes particulièrement sensibles de leur vie conjugale, ont peur de trouver la maison vide.
La situation est donc vue du côté des sensibilités féminines, ce qui décontenance toujours le balourd rustique que je suis resté et ne lui permet sûrement pas d’accéder à l’empyrée (sphère céleste supérieure) subtil (comme lycée, empyrée est du genre masculin ; gynécée aussi, d’ailleurs) des interrogations et inquiétudes féminines. N’empêche que les trois histoires entremêlées sont magnifiquement contées et que les trois actrices, Jeanne Crain, un peu pâlotte, toutefois, Ann Sothern au fort tempérament et Linda Darnell, bien belle, dans le segment le plus intéressant, sont fort bien distribuées. Les hommes m’ont paru largement en retrait, y compris Kirk Douglas, alors presque débutant, mais c’est assez normal.
C’est très élégant et un peu vain. Si la réincarnation existait, ce que je ne crois pas le moins du monde et que je revienne en ce monde transformé en femme, j’apprécierais sûrement davantage.