Éloge des jeunes filles qui se tiennent bien.
Voilà un film charmant, intelligent, subtil, raffiné, plein de la grâce extrême de notre merveilleuse civilisation européenne à la fin du 19ème siècle. Mais pour autant un film qui ne me laissera sûrement pas davantage de souvenir que celui de l’arôme fugace et subtil d’une tasse de thé de belle origine ou celui d’une rose d’automne d’Angleterre. C’est d’ailleurs souvent ainsi lorsque la perfection des images, des décors, des costumes, des atmosphères et la qualité solide des acteurs prend le pas sur le fond du sujet. Et puis il ne faut pas méconnaître que la singularité de la civilisation britannique, ses rapports de classe très marqués, très différenciés, son puritanisme éclatant, son goût pour la litote (le fameux understatement anglo-saxon) nous donne presque une sensation d’exotisme…
Ainsi une brève remarque préalable et narquoise : voit-on, dans Chambre avec vue un petit regard sur les classes laborieuses ? Pas le moindre ! Sur les domestiques, alors nombreux et omniprésents ? À peine. Seulement – et il est bien possible que le réalisateur du film, James Ivory ait inclus ainsi une image presque subliminale – ce qui est presque un clin d’œil : à un moment donné, l’héroïne, Lucy Honeychurch (Helena Bonham Carter) et son frère Freddy (Rupert Graves), chahutent et se chamaillent dans un couloir de leur belle maison, sous le regard amusé de Cecil Vyse (Daniel Day-Lewis), le fiancé de Lucy ; arrive du fond du couloir une jeune servante mince et fragile portant sur un plateau je ne sais quelle préparation ; elle ondoie en silence et sans sourire pour ne pas gêner le jeu des maîtres. C’est tout et ça suffit pour montrer un espace peu imaginable sur le Continent.
Donc dans l’Europe policée d’avant l’orage (on est en 1907), deux Anglaises munies de leur indispensable Baedeker, Lucy et Margaret Bartlett (Maggie Smith), sa cousine bréhaigne et pauvre qui lui sert de chaperon, passent quelques jours à Florence, dans une pension de famille et y rencontrent une faune curieuse et disparate, au premier rang de qui les Emerson, le père (Denholm Elliott)et le fils George (Julian Sands) et les vieilles sœurs Alan, Catharine (Fabia Drake) et Teresa (Joan Henley).
Il est difficile pour un réalisateur qui connaît un peu son métier et dispose d’un bon chef opérateur, de rater l’enchantement des promenades toscanes où les touristes britanniques découvrent le charme puissant des pays du Sud. Et leur atmosphère de sensualité qui les baigne et pousse George, libre-penseur comme son père et comme lui disposé à céder aux appels de la nature, à embrasser, lors de’une promenade ensoleillée, Lucy, toute surprise de se rendre compte qu’elle n’attendait que ça.
Retour à la campagne anglaise, dans le Surrey, dans une de ces belles propriétés confortables, à pelouses bien tondues, à fauteuils confortables et à cheminées rassurantes. Lucy se fiance à un riche esthète, Cecil (Daniel Day-Lewis) qui n’en est pas plus amoureux que ça, que les femmes au demeurant n’intéressent pas plus que ça (non plus que les hommes d’ailleurs), mais qui s’en parerait volontiers. Patatras : inopinément, le père et le fils Emerson deviennent leurs voisins.
Il n’est évidemment pas très compliqué d’imaginer la suite, plutôt bien amenée par des péripéties qui n’ont rien d’invraisemblable ; en tout cas qui ressemblent assez bien à celles que, cent ans auparavant, développait Jane Austen (Orgueil et préjugés, Raison et sentiments, etc.). C’est que le monde bien élevé n’avait pas changé tant que ça en un siècle et qu’il a fallu le cataclysme de la Grande guerre pour modifier les rapports sociaux et déchiqueter la courtoisie et la bonne éducation.
Et j’y reviens, images admirablement composées, élégance du filmage (avec ses intertitres décoratifs et souvent facétieux), musique parfaitement adaptée (notamment le Puccini de l’opéra Gianni Schicchi), mais, en fin de compte, quelque chose comme un tout petit peu de cet ennui distingué dispensé par un dimanche de pluie en Angleterre.