Noirceur et dévastation
À mon sens, le plus impur chef-d’œuvre de Claude Autant-Lara, où chacun est accroché, fouillé, interrogé… On a très souvent présenté ce film comme une critique anarchiste et cruelle de la bonne conscience et de l’aveuglement de l’aristocratie de la fin du 19ème siècle ; sans doute y a-t-il cela, mais sans doute est-ce plus vaste.
Il fallait toute l’idiote naïveté, la cafardise prétendument bien-pensante, l’aveuglement souvent stupide de la Révolution nationale pour s’indigner vertueusement, en 1943 devant ce chef-d’œuvre noir, réalisé par un Autant-Lara misanthrope absolu, souvent méchant comme une teigne et en tout cas superbement inspiré par un scénario des deux grands scénaristes Pierre Bost et Jean Aurenche, sur la base d’un roman de Michel Davet qui n’a pas laissé grande trace et dont je suppose – témérairement, je le reconnais – que le texte était moins mouillé d’acide que ne l’est le film.
Qu’on ait pu voir dans Douce seulement une critique des classes dominantes de la fin du 19ème siècle et que l’histoire désespérée d’une très jeune fille abusée par un aigri social me laisse, à la dixième vision, assez pantois ; le film commence par un panoramique (un peu artisanal, j’en conviens, mais ça n’a pas beaucoup d’importance) sur les toits de Paris : on voit la Tour Eiffel en construction et c’est Noël (on est donc en 1888) ; qui connaît un peu Paris voit tout de suite qu’on est dans les beaux quartiers patriciens de la rive gauche, l’aristocratique faubourg Saint-Germain ; le panoramique s’arrête sur une église toute bruissante des préparatifs de la Nativité (Saint-Pierre du Gros Caillou, rue Saint Dominique ?) ; un confessionnal, un prêtre effaré qui, en quelques mots prémonitoires, trace le chemin de sa pénitente, Douce de Bonafé (Odette Joyeux), qui vient de lui avouer un amour absurde : Je ne vous menace pas de l’Enfer : l’enfer, c’est ici-bas que vous le connaitrez !. Tout est là : le romanesque passionnel de la mésalliance totale cassé d’emblée par l’évidence de l’appartenance sociale.
L’appartenance sociale, Autant-Lara ne manque pas de la faire valoir dès la séquence suivante : hôtel particulier, invraisemblable nombre de domestiques, burlesque installation d’un ascenseur dédié seulement à la terrible comtesse de Bonafé (Marguerite Moreno qui n’a pas trouvé de plus grand rôle) ; qu’on juge que l’ordre social, figé, marmoréen, d’apparence (ou de réalité ?) immuable, est scandaleux, immoral, épouvantable même, est un point de vue qui se défend. N’empêche que c’est l’ordre, qui seul permet la Civilisation.
La scène fameuse où la vieille comtesse de Bonnafé (admirable et si poignante Marguerite Moreno) quittant ses pauvres et leur souhaitant Patience et résignation se voit suivie par l’apostrophe de son brûlant régisseur (Roger Pigaut) Et moi impatience et révolte ! est typique à cet égard. Puisque la révolte du régisseur, sa volonté de prendre pied dans un ordre social dans lequel il n’est pas et ne peut pas être admis s’achèvera par la catastrophe absolue, la mort de Douce, l’horreur tombée davantage encore que sur une famille, sur une maison (le cri de haine de la vieille nourrice, Gabrielle Fontan pour ceux qui sont venus tout assassiner) et le renvoi des deux révoltés, le régisseur et sa complice (Madeleine Robinson) venus perturber ce qui était un ordre, sans doute injuste, mais apaisé pour ceux qui l’acceptaient.
Après le passage des révoltés, il n’y a plus rien ; c’est pire.
Irène (Madeleine Robinson), dame de compagnie de Douce, et Fabien (Roger Pigaut), le régisseur des Bonafé, amants aigris, qui ne peuvent ni s’entendre, ni se séparer, (et, in fine, condamnés par le drame affreux de la mort de Douce, à vivre ensemble leur enfer) sont aussi criants d’hypocrisie et d’envie que la marquise est boursouflée de la fierté de son rang, mais finalement consciente de la fragilité de son bonheur, et son fils Enjalbert ((Jean Debucourt), le père de Douce, pénétré de sa propre médiocrité : finalement, la criante sévérité du film, c’est ça : chacun sait ce qu’il vaut, et ce n’est pas grand chose.
Il n’y a précisément que Douce, qui doit avoir quelque chose comme 16 ou 17 ans, qui s’illusionne un peu sur la vie, mais la réalité, la trivialité naturaliste de l’amour – de l’attirance à la fois physique et intellectuelle – qu’elle éprouve pour Fabien, le régisseur de ses domaines va vite la ramener à la raison ; au soir de ce qui pourrait être leur première nuit, dans cet hôtel d’habitude, où Fabien a coutume de recevoir Irène, dans ce premier soir de la vie qu’elle voudrait grande et qui n’est que banale, Douce renvoie dans sa chambre celui qu’elle s’était imaginer aimer Je suis glacée Fabien, et elle pousse le verrou : on n’a jamais mieux représenté le dégoût d’une jeune fille devant l’animalité du mâle…
Film admirable, ponctué de merveilleux dialogues (Jean Aurenche et Pierre Bost), dans la bouche de Marguerite Moreno Je me l’offre, je l’accepte et je me dis merci ! (alors que Madeleine Robinson à qui la comtesse donnerait bien quelques effets qui ne lui servent plus, paraît chipoter) ou Si on se mettait à chercher des raisons, on accepterait tout !, mais aussi de la sublime Odette Joyeux, musique de René Cloerec qui reste en tête longtemps, pléiade d’acteurs…
Un diamant.
Noir, bien sûr !