On en parle, mais…
Ma note très moyenne est sûrement un peu faible par rapport à la renommée du film, à certaines scènes étincelantes, à la qualité de la plupart des acteurs, mais je ne me résous pas, après avoir vu une bonne demi-douzaine de fois Drôle de drame à classer le film de Marcel Carné et de Jacques Prévert trop près du rang que je donne à leurs grandes œuvres, celle du Réalisme poétique, de Quai des brumes aux Portes de la nuit.
Drôle de drame me fait plutôt penser, en mieux, au gentil (quoique fort acide) film de Pierre Prévert tourné en 1932, L’affaire est dans le sac ; là également il y a une liberté de ton amusante, sympathique, si l’on veut, mais dont on se lasse vite. Il y aussi quelques scènes anthologiques : ainsi Jacques Brunius (qui sera un des canotiers galants de la Partie de campagne de Jean Renoir) demandant au chapelier Julien Carette Un béret. Un béret français. La casquette, c’est bon pour les ouvriers. Le béret, c’est simple, c’est chic, c’est coquet. Mêmes trouvailles de langage de Jacques Prévert, du célébrissime Bizarre, bizarre au récurrent À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver proféré par Irwin Molyneux (Michel Simon). Et là, on se prend à songer à Robert Le Vigan, dans Quai des brumes et à la force poétique et surréaliste de Quand je peins un baigneur, je vois déjà un noyé.
Le meilleur de Drôle de drame est dans quelques unes de ces formules étincelantes, mais sans doute encore davantage dans le jeu d’acteurs inspirés. La détestation mutuelle entre Michel Simon et Louis Jouvet était chose connue dans le milieu : leur confrontation n’en est rendue que plus savoureuse : l’œil lourd de mépris du second, respecté évêque anglican de Bedford reçoit en retour la grimace mauvaise du premier, doux botaniste méprisé par à peu près tous : toutes les scènes où les deux hommes se toisent et se tendent des pièges sont éblouissantes ; malheureusement elles ne sont pas assez nombreuses et Jouvet disparaît graduellement du paysage du film (malgré son retour costumé), au bénéfice d’une intrigue un peu foutraque et encombrée ; le personnage de Billy (l’insignifiant Jean-Pierre Aumont) survient et gambade avec beaucoup moins de poésie qu’un de ses cousins cinématographiques, le camelot cycliste funambule de L’Atalante, Gilles Margaritis.
Alors donc, Jean-Louis Barrault… Je me range aux côtés de ceux qui jugent cet insupportable théâtreux plutôt moins mauvais dans Drôle de drame que dans la plupart des films qu’il a pollués (en premier lieu Les enfants du Paradis, qu’il ne parvient pas tout à fait à saboter). Ce côté hystérique halluciné de William Kramps, le tueur de bouchers, par son côté excessif et ridicule, correspond assez étroitement au jeu toujours frénétique d’un comédien qu’on n’a que trop vu au cinéma…
1937, dans une salle des Champs Élysées. Un grand acteur, entré, paraît-il par hasard dans une salle de cinéma qui projette Drôle de drame s’esclaffe à toutes les répliques. Il est un des rares à apprécier le film. C’est Jean Gabin ; il a repéré Marcel Carné ; grâce à cela, il y aura Quai des brumes et Le jour se lève. Et simplement grâce à cela, les agaceries de l’évêque Soper et du botaniste Molyneux conserveront un peu plus qu’un intérêt historique.