On ne peut pas, en découvrant L’Oeil du Malin de J. Lee Thompson, qui date de 1966, ne pas songer à un autre film britannique, postérieur (1973), mais de bien plus grande notoriété, The wicker man de Robin Hardy, oeuvre-culte qui a même donné lieu à un remake étasunien en 2007. L’un et les autres mettent identiquement en scène une communauté villageoise apparemment intégrée normalement au monde moderne, mais demeurée païenne et qui pratique le sacrifice humain rituel comme un des Beaux-Arts.
Je crois bien n’avoir vu du réalisateur que les assez lourdauds Canons de Navarone ; L’Oeil du Malin n’est pas du tout une de ces grosses machines boursouflées cosmopolites, mais un film intelligent, angoissant, filmé dans un très beau noir et blanc, très bien interprété par David Niven et Deborah Kerr mais aussi, à un moindre niveau par David Hemmings, Donald Pleasence et Sharon Tate ; un peu glaçant, soit dit en passant, cette présence à l’écran, dans un rôle maléfique de la jeune femme de Polanski, lorsqu’on se rappelle que trois ans après elle sera assassinée par les hippies satanistes de Charles Manson : il y a des ombres fatidiques qui s’étendent sur certains, pourrait-on penser…
Donc une communauté villageoise tout entière sous l’emprise de croyances immémoriales qui exigent pour sa perpétuation et sa prospérité qu’à certains intervalles de temps, son chef, marquis de Montfaucon d’âge en âge, soit immolé à des puissances inconnues et telluriques. Lorsqu’il reçoit l’appel du sacrifice, le détenteur du titre (de la charge, devrait-on mieux dire), David Niven ne se dérobe pas et rejoint l’admirable château de Bellenac (en fait celui de Hautefort, en Dordogne) où l’attend son destin. Sa femme (Deborah Kerr) qui ne connaît pas l’existence de cette charge maléfique, étonnée de ce brusque départ, le rejoint avec ses deux enfants.
Les prémisses du drame sont très bien posées, d’autant que le spectateur ne va découvrir que très graduellement ce qui se passe, que les brumes ne vont se lever que très lentement jusqu’à l’évidence épouvantable de l’horreur qui va se perpétuer longtemps, longtemps encore… Les deux premiers tiers du film sont très habilement composés, haussant les interrogations, les mystères, les angoisses à chaque séquence un peu davantage ; les dévoilements terminaux sont un peu moins réussis, comme d’habitude, parce que lorsque l’on lui explique les secrets, le spectateur est toujours un peu déçu et parce que, dès lors, rien ne peut plus l’étonner, y compris la séquence finale, glaçante, mais évidente.
D’une certaine façon, L’Œil du Malin aurait beaucoup gagné, tout au moins pour un spectateur français, à ne pas se dérouler en France, dans les lumineuses perspectives du Périgord, dans l’atmosphère d’un village français du milieu des années 60, avec ses gendarmes qui font songer (par leur uniforme, certes, mais c’est déjà beaucoup, à ceux de Saint-Tropez). Ce que j’écris n’est pas vraiment dû à la légère surprise ressentie en entendant David Niven et Deborah Kerr (et Donald Pleasence aussi, d’ailleurs), acteurs britishissimes présentés comme des aristocrates français s’exprimer en anglais (il n’y a pas de VF sur le DVD) et surtout les autres acteurs de la distribution glisser ça et là des expressions françaises (Monsieur le marquis, avec un accent à couper au couteau).
Mais la France est tout de même bien moins marquée (malgré les sorciers du Berry !) par les survivances celtiques, les pratiques de sorcellerie, les étrangetés et particularités, plus appropriées aux pays de brume et de pénombre ; surtout la déférence marquée par tous les villageois au seigneur du château est beaucoup plus plausible en Grande-Bretagne qu’en France où l’aristocratie terrienne a été, de longue date (au moins depuis Philippe le Bel) rabotée (la deuxième lame étant celle de la Révolution, si je puis dire).
Cela dit, malgré les facilités que le genre fantastique se permet souvent (les cauchemars et les images affreuses qu’ils suscitent, le téléphone sans tonalité, l’enfermement, les noirs corridors, la désolation de la forêt dans un printemps tardif) d’excellentes scènes, en premier lieu l’encerclement de la marquise/Deborah Kerr par les treize pénitents qui régissent, en fait, la principauté païenne.
Et des tas d’autres bons moments…