Les enfants de la Louve.
En 1972, lorsque le film a été tourné, il y avait déjà bien des années que Federico Fellini pouvait tout se permettre et se permettait tout, encensé par toute la critique mondiale et suffisamment suivi par les spectateurs pour que les pouvoirs publics accordent les autorisations indispensables et que les producteurs mettent des sous dans le pot ; quelquefois beaucoup de sous sans doute comme dans Fellini Roma. Liberté totale d’action qui permettait en outre au réalisateur de tourner sans vedettes connues ou même sans acteurs confirmés, sauf pour quelques apparitions en forme de clins d’œil (des caméos, je crois) comme Anna Magnani qu’on voit quelques secondes et qui conclut le spectacle.
J’écris bien spectacle de préférence à film parce qu’on a vraiment l’impression d’assister à des saynètes, à une suite de numéros de cabaret reliés entre eux par un très mince fil. À l’exception de l’omniprésence de la Ville éternelle, ce qui n’est pas rien, je le concède volontiers. Et de fait on peut trouver tout et n’importe quoi dans des scènes qui se succèdent sans transitions intelligibles autres que celles charriées par la mémoire et la fantaisie du réalisateur. Souvenirs plus ou moins reconstitués, fantasmagories, vues presque documentaires, mise en scène de légendes inventées ou re-créées.
Tout cela est à l’image drôle et formidablement entraînante de cette Italie et de ces Italiens tels qu’on s’imagine avec plaisir qu’elle est et qu’ils sont. Un pays et des gens généreux, envahissants, farfelus, abusifs, opulents, musicaux, dorés, excessifs, débrouillards, surprenants, nostalgiques sans en être tous conscients de ce que fut la grandeur de l’Empire antique, qui fut le plus ample effort civilisateur que la Terre ait porté (qu’on ne vienne pas me casser les bonbons avec l’esclavage et les jeux du cirque : je suis au courant). En tout cas des gens dotés d’un sens inné du spectacle et – même dans ses manifestations les plus extrêmes et les plus baroques – de l’élégance (eh oui ! regardez donc les tenues étincelantes des carabinieri et leurs magnifiques bicornes).
On saute allègrement des premières années, lors de l’arrivée à Rome du petit provincial (Peter Gonzales Falcon) qui est né à Rimini en Émilie-Romagne, sur la mer Adriatique. Nous sommes en 1939, au plus haut de l’emprise fasciste. Saluts romains mécaniquement exécutés, défilés des balillas (correspondant des pionniers soviétiques), mouvements de menton et… trains qui arrivent à l’heure (grand argument et fierté de Benito Mussolini). Émerveillement du jeune homme, découverte de la grande ville, de son brouhaha, de ses singularités, de ses détours et de ses secrets. Il y a tant et tant de choses et de gens qui se cachent au détour d’une impasse, au tournant d’un couloir…
Pendant la guerre, divertissement au music-hall ; le populo heureux de voir le brillant et le brio de la scène (presque le même que celui de Quai des Orfèvres où Jenny Lamour (Suzy Delair) quelques années plus tard, éblouit les balcons parisiens). Là Alvaro Vitali fait miroiter les comédies musicales hollywoodiennes. C’est plutôt pathétique, un peu ridicule, souvent mais c’est sans doute le but recherché. Et puis brusquement on quitte cette Rome d’avant-guerre et on entre dans la modernité.
… Mais c’est pour mieux montrer combien les strates, les époques se côtoient, se chevauchent, se superposent. Creusement d’un tunnel du métro et miraculeuse découverte de fresques antiques préservées de tout contact depuis des siècles… jusqu’à ce que l’air frais du 20ème siècle les touche en faisant irruption brutalement et, en quelques minutes les efface à jamais. Métaphore éclairante, sans doute, mais pour éclairer quoi, sinon une sorte de nostalgie sans signification : toutes les civilisations se construisent dans une sorte de marche en avant sans doute trop brutale, trop violente mais qui a la vigueur de la jeunesse ; le sang éclabousse, on le sait ; mais dans nos veines occidentales y en a-t-il encore suffisamment ?
La visite au bordel, le cortège des femmes grasses, mamelues, fessues, trop peintes est une des fascinations felliniennes habituelles ; qu’en dire d’autre ? On peut aussi un peu s’amuser de ce défilé de modes ecclésiastiques qui a le défaut d’être un peu long ; et les hippies ont envahi les escaliers qui descendent vers la place d’Espagne ; eux aussi étaient à la mode.
Reste, qui donne du plaisir, le parcours nocturne au milieu des beautés magnifiques de Rome : château Saint Ange, Trinité des Monts, Piazza del popolo, Colisée, belles rues patriciennes où Anna Magnani, surgie de l’ombre et rentrant chez elle invite Fellini à aller se coucher. Tout est dit.