Que diable allait-il y faire ?
Il y a vingt films qu’en hommage à Michael Lonsdale qui vient de mourir, j’aurais pu voir ou revoir cette après-midi. En cherchant un peu j’aurais sûrement pu trouver sur une plateforme de streaming ces Fantômes de Goya de Milos Forman que je ne connaissais pas ou l’intéressant Chacal de Fred Zinnemann, vigoureuse histoire sur fond de tentative d’assassinat du général de Gaulle par l’OAS. Ce film présentait en plus l’avantage de réunir à l’écran Lonsdale et Delphine Seyrig, qui fut le grand amour inabouti de sa vie. J’ai choisi une autre œuvre où les deux grands comédiens jouaient ensemble et comme je nourris en ce moment, allez savoir pourquoi, une forme de masochisme cinématographique, je me suis projeté, après un très mauvais Fernandel, (L’acrobate), et un pire (forcément pire !) Godard, (One + One), je me suis projeté donc India song de Marguerite Duras. Diable !
Le défi était rude et je plaçais la barre à un haut niveau d’exigence. Et cela parce que je n’ai jamais lu la moindre ligne de celle que Jean-Edern Hallier qualifiait de Vieille dame indigne des Lettres françaises et Pierre Desproges de Papesse gâteuse des caniveaux bouchés. Et je n’avais jamais vu jusqu’alors aucun des films qui ont été tirés de ses textes, que ce soit Barrage contre le Pacifique de René Clément (1958), Moderato cantabile de Peter Brook (1960), ni même L’amant de Jean-Jacques Annaud (1992) qui pourtant, d’après la rumeur publique, devait bien être assez coquin.
Et naturellement moins encore les films que Marguerite Duras avait elle-même réalisés et dont Desproges (toujours !) disait qu’elle n’a pas écrit que des conneries : elle en a aussi tourné. Ni La Musica (1967), ni Détruire, dit-elle (1969), ni Des journées entières dans les arbres (1977).
N’empêche que je viens d’offrir deux heures de ma vie à India song et que je me suis fait le serment solennel de ne jamais plus regarder un truc comme ça, sauf s’il s’agissait de la vie d’un de mes êtres chers, voire de la mienne. Je m’étais décidé parce que je gardais en tête les mélodies d’un disque 45 tours qui reprenait les musiques du film, composées par Carlos d’Alessio comme La Rumba des îles et aussi un étrange, séduisant dialogue sur ce fond musical entre Marguerite Duras et Jeanne Moreau. En fait ce dialogue est composé de bribes de phrases dites en voix off et qui se retrouvent éparses dans la totalité du film.
Que je sois un peu honnête, pour une fois et que je déroge à ma pratique de donner une note en fonction du plaisir que j’ai ressenti et non en fonction de critères cinéphiliques fumeux : je vais mettre presque la moyenne. Et cela parce que je peux comprendre que, surtout si l’on voit le film en salle, on puisse être saisi, fasciné, presque hypnotisé par le côté absolument artificiel, hiératique, guindé, terriblement extérieur dispensé à l’envi et de façon très volontaire. Le choix du décalage absolu entre l’image et la voix, la désynchronisation qui aboutit, disait la réalisatrice à ce qu’il y ait un film des voix et un film des images fait partie de ces expérimentations qui, je le conçois, peuvent intéresser peut-être sidérer… à condition qu’elles ne durent pas deux heures d’horloge.
Car je peux aussi tout à fait admettre (et en fait c’est là ma propre opinion) que ce parti-pris puisse paraître insupportable, bourrelé de prétention et fondamentalement ennuyeux. Une sorte de méprisante hystérie de l’entre-soi, où, avec beaucoup de morgue, on se réserve le plaisir de private-jokes qu’on veut bien admettre à proposer au vulgum pecus mais pas davantage.
On aurait bien du mal à narrer l’intrigue d’India song si on pensait qu’il vaut la peine de le faire : évocation lors d’une soirée, d’une femme disparue, Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig), jadis épouse de l’Ambassadeur de France qui a été chérie, aimée, désirée par des hommes très différents, et surtout par le vice-consul à Lahore (Michael Lonsdale) en disgrâce administrative, qui pleure, crie, beugle son désespoir de n’être pas aimé.
Passent dans les salons glacés de l’Ambassade des silhouettes ennuyées, pincées, engoncées ; multiplication de plans fixes. Ou plutôt unique plan fixe capté devant un grand miroir et passage dans cet espace des personnages qui entrent et sortent du le champ. Furtivité, glissements, mots chuchotés, confidences insignifiantes, belles tenues, chaudes couleurs de l’Inde de 1937, serviteurs déférents, parcs mordorés.
Tout un imaginaire qui n’est, comme Delphine Seyrig le dit de l’Inde, ni pénible, ni agréable, ni facile, ni difficile : ce n’est rien.
On ne saurait mieux caractériser ce cinéma-là.