La chatte sort ses griffes

Une suite inutile

Comme La Chatte, sortie en 1958, avait rencontré un immense succès public, l’idée est venue aux auteurs, Henri Decoin et Jacques Rémy (et sûrement un peu aussi aux producteurs !) de réaliser une suite.

Ce qui était embêtant c’est que Cora Manessier (Françoise Arnoul), qui avait trahi (involontairement) par amour son réseau avait été exécutée à la fin du premier épisode par son chef, le capitaine Debrun (remarquable Bernard Blier) et laissée pour morte sur une route de campagne.

Morte ? Non, blessée seulement ! Et voilà qu’on pouvait repartir pour un nouveau film ; mais autant le premier opus (à quoi il ne faudrait évidemment pas comparer la perfection glacée de L’armée des ombres ! On ne joue pas dans la même catégorie !), autant les premières aventures de la belle espionne étaient enlevées, plausibles, un peu emphatiques, sans doute, un peu glorieuses, mais très honnêtement menées, autant La chatte sort ses griffes est artificielle, mélodramatique et – Françoise Arnoul le dit dans un entretien – fauchée.

L’aventure est rocambolesque, invraisemblable, tirée péniblement jusqu’à son achèvement évident. Le premier film était très librement inspiré de l’histoire vraie de Mathilde Carré, authentique résistante qui, retournée par son amant allemand, trahit effectivement les siens ; même si c’étaient là des histoires qu’on ne pouvait pas vraiment relater en 1958, il y avait là une dimension tragique et une intelligence des situations qui intéressaient. Le second film s’appuie sur un improbable lavage de cerveau qui entraîne Cora à servir l’Allemagne (dans un premier temps, avant de recouvrer la raison !), et qui est assez bébête. (Au fait, le laveur de cerveau, le capitaine von Hollwitz, c’est Horst Frank que tout le monde connaît : c’est le tueur allemand homosexuel des Tontons flingueurs).

Comme j’ai un faible pour Françoise Arnoul, dont la silhouette en ciré noir est extrêmement craquante, je donne un 2 d’indulgence ; et à la vérité, La chatte sort ses griffes n’est pas un très mauvais film : c’est simplement un film qui n’aurait pas dû être tourné.

Au fait, pouvait-on pas vraiment relater ce genre d’histoires en 1958 ?

Ne faisons pas mine d’ignorer qu’en 1958, date du tournage de La chatte, on n’est qu’à faible distance de la Libération, que bien des cicatrices sont encore vives et qu’absolument personne, malgré les discours militants et emphatiques, n’a envie de voir évoquées les petites saletés humaines et crapoteuses de l’Occupation : la tante Mathilde qui a couché avec un bel Allemand pour avoir une paire de bas de soie (ou, simplement, parce qu’elle était amoureuse !), l’oncle Eugène, qui allait chaque semaine chercher des jambons dans une ferme amie et les vendait au marché noir avec…disons un léger bénéfice, le cousin Marcel qui dénonçait à tire-larigot des Juifs et des Résistants (vrais ou imaginaires) parce qu’il avait mauvais caractère, la cousine Aglaé qui avait adhéré au Parti Populaire Français parce qu’elle trouvait Jacques Doriot bel homme, la grand-mère Euphrasie qui écoutait avec émotion l’extraordinaire orateur radiophonique Philippe Henriot

Et ce n’est que depuis une vingtaine d’années que, sous l’injonction impérative (et même tyrannique) d’un prétendu devoir de mémoire, les petits-enfants de ces Français moyens se grattent avec volupté toutes les parties du corps jusqu’à faire naître d’invraisemblables plaies et à considérer leur passé comme une suite de trahisons, de reniements et de lâchetés épouvantables (jamais, ou rarement commis par leurs propres grands-parents, d’ailleurs ; mais alors, les grands-parents des autres, quelle abomination !). De toute façon, ces rejetons sourcilleux, s’ils avaient été là entre 40 et 44, un peu qu’ils lui auraient dit son fait à l’Adolf ! Et qu’ils en auraient tué, des SS ! (Cela dit, quand on leur fait remarquer que, dans un train ou une rame de métro une femme est importunée – et davantage – par un voyou, qui est peut-être légèrement moins dangereux qu’un Oberstürbanführer nazi, ils baissent le nez sur leur journal, ils disent que ce n’est pas la même chose et qu’on verra bien comme ils seront courageux au milieu de milliers de personnes lors de la prochaine manifestation Anti-Le Pen, ah mais !).

Dernière notule superflue : le film, sorti début 59, a été tourné en 1958, donc ; il ne vous aura pas échappé que le retour du Général de Gaulle date de cette même année et que l’Homme qui, toute sa vie a essayé de hausser la France au dessus de ses renonciations n’aurait sûrement pas apprécié qu’on lui pissât – métaphoriquement ! – sur les guêtres… En 58, la France avait d’autres boulots à accomplir que de se gratter le cœur jusqu’à l’hémorragie, comme aujourd’hui..

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Françoise Arnoul – n’est, dans les deux films, jamais consciente qu’elle trahit ; dans le premier (La Chatte) elle se fait duper par un Allemand qu’elle prend pour un Suisse et se retrouve avoir donné le réseau dirigé par Bernard Blier sans avoir songé une seconde qu’elle pouvait agir légèrement ; dans le second, La Chatte sort ses griffes, ayant subi un lavage de cerveau, elle est, en quelque sorte légitimée par la dépossession d’elle-même que l’artifice lui a valu…

Donc, en aucun cas, elle n’a trahi consciemment.

Ce qui fait la force de L’armée des ombres , c’est que la Résistance, en aucun cas, ne pouvait laisser la place à l’amateurisme et à la légèreté ; il n’y a pas de possibilité d’être amoureux, de songer à sa famille ou à ses idées ; il n’y a pas de possibilité de ne pas obéir aveuglément aux ordres ; parce que c’est la guerre, et la nature des choses…

Voilà pourquoi les deux films d’Henri Decoin n’ont pas à voir grand chose avec la réalité des réseaux, et en ont beaucoup avec la légende dorée de la Résistance, qui a fait florès dans les années qui ont suivi la Libération…

En fait, le clivage film d’aventures/film historique est un peu plus compliqué que ça : La Chatte – premier film – se présentait comme une histoire librement inspirée de faits vrais de Résistance ; et bon nombre des péripéties – les plus documentaires – sont assez conformes à ce qu’ont pu être l’organisation des réseaux, les parachutages, les sabotages, etc. Mais la partie romanesque présente en tragédie (à la fin La Chatte est exécutée par son chef de réseau, Bernard Blier, comme à la fin de L’armée des ombres Mathilde (Simone Signoret) l’est aussi) présente donc en tragédie à bonne conscience (La Chatte a été dupée), la trahison, elle bien consciente, de Mathilde Carré.

C’est la limite d’une mélodramatisation d’un épisode de l’Histoire, mais c’est aussi, pour les raisons exposées plus haut, de sa transformation en un récit acceptable pour les spectateurs de 1958.


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