La vie quotidienne, tragique et ridicule.
D’un bref récit extrait de Jean le bleu sorte d’autobiographie romancée de la jeunesse, de Jean Giono, voilà que Marcel Pagnol fait un film saisissant, admirable quoiqu’imparfait. Un film un peu long, une intrigue assez mince, la prédominance qu’on peut juger excessive du rôle d’Amiable Castanier, boulanger cocu (Raimu) sur tous les autres, parallèlement l’effacement presque complet d’Aurélie, femme adultère (Ginette Leclerc), l’aspect encore un peu théâtral du village où il suffit d’un rien pour que, comme entre cour et jardin, tous les habitants, petits et grands, se concentrent et se réunissent comme s’ils avaient rien d’autre à faire que de guetter l’événement. Et si l’on veut aussi l’aspect presque magique et un peu larmoyant du retour à la maison de la femme infidèle qui paraît bien convaincue qu’elle ne recommencera pas ses escapades alors que tout indique qu’il est dans sa nature même d’aller voir la feuille à l’envers avec le premier venu qui passera dans un mois, dans un an.
Bagatelles que tout cela ! Sans doute Pagnol n’a pas encore, pour animer la foule des villageois qui constitue, en quelque sorte, son chœur antique, la maîtrise qu’il emploiera souverainement, par exemple dans Manon des sources, mais il dispose déjà (et depuis toujours, d’ailleurs) de cette verve fastueuse, de cette capacité d’enchantement qui lui permet en quelques répliques d’entraîner le spectateur vers les plus hauts sommets du comique ; ainsi par exemple la controverse entre le curé du village (Robert Vattier) et l’instituteur (Robert Bassac), archétypes traditionnels et pourtant irrésistibles ; ou les querelles des villageois (Antonin/Charles Blavette et Barnabé/Marcel Maupi), l’ombre des ormes de l’un faisant obstacle à la croissance des épinards géants de l’autre ; ou encore à la longue narration faite par Maillefer (Édouard Delmont) (qui ne peut être interrompu sans se fâcher lorsqu’il conte une histoire depuis qu’il a reçu une boule sur la tête au concours de Peyruis) de sa découverte des amants en fuite. Et l’inconsciente, abominable cruauté des ivrognes, pourtant bons enfants, devant le désespoir du boulanger.
On ne peut oublier non plus l’assemblée des commères, qui commente fielleusement l’escapade adultère : Miette (Odette Roger), la femme d’Antonin (Blavette), Céleste (Alida Rouffe), la bonne du curé et dominant le tout, la haute virginale silhouette de Mlle Angèle (la grande Maximilienne), petit ragoût hypocrite de médisance ; ni le délicieux hédonisme du marquis Castan de Venelles (Fernand Charpin), onctueux, sensuel et fort brave homme. (Et comme souvent chez Pagnol, il y a à un moment un dialogue profond sur les fins dernières entre le marquis et le prêtre).
Mais que serait La femme du boulanger sans Raimu, dans, peut-être, le meilleur rôle qu’il ait jamais interprété ? Il paraît qu’initialement Pagnol voulait choisir pour être plus fidèle au récit de Giono, qui décrit le boulanger comme une sorte de grillon haut comme trois pommes et maigre comme un clou, l’acteur Maupi (qui fut finalement Barnabé), le chauffeur du Ferryboite de la trilogie marseillaise. Si excellent que Maupi a toujours été dans les limites que son physique lui imposait, on n’imagine pas le film sans Raimu tour à tour affable, tonitruant, attendri, désespéré, amoureux, ivre, affectueux… Et même terriblement cruel, lorsque dans une sorte de projection jupitérienne il interpelle la chatte Pomponette qui vient de revenir d’une escapade avec un chat de gouttière… Tiens te voilà, garce, salope, traînée… pendant qu’Aurélie fond en larmes.
Au fait a-t-on remarqué que ce discours que le boulanger tient sur la relativité de la beauté physique est, à très peu près, celui que Solal tient à Ariane, au début de Belle du Seigneur et qui est d’ailleurs une des profondes constantes de la pensée d’Albert Cohen ? On sait que Pagnol et Cohen étaient de profonds amis d’enfance et qu’ils ont conservé toute leur vie une grande complicité… seulement Pagnol, béni des dieux et à qui tout réussissait a mis sûrement moins de conviction dans son propos que son ami…
C’est un bien grand dommage que le DVD de La femme du boulanger n’ait pas été encore édité ; pas plus que Jofroi, Angèle et Regain également issus du matériau Giono. J’ai eu l’occasion il y a quelque temps de demander directement à Sylvie Durbet-Giono si c’était elle qui s’opposait à ces rééditions ; elle m’a assuré que non… mais je ne vois toujours rien à l’horizon, bien que la diffusion de La femme du boulanger l’autre soir sur Arte soit plutôt un bon signe, peut-être avant-coureur.