Il paraît que la terre ne ment pas.
Voilà assurément un des meilleurs films de l’honnête cinéaste Jean Dréville, avec Copie conforme et Les casse-pieds. Un cinéma sans génie, sans merveilles, mais plaisant, agréable et facile à suivre, davantage créé pour le spectateur que pour les critiques, ce qui n’est pas du tout négligeable. Un cinéma avec des acteurs solides, un déroulement sans défaillance et, ici en tout cas, un scénario bien balancé, attrayant, composé habilement de scènes de genre, d’études campagnardes et de ce qu’il faut de mélodrame pour faire progresser le récit.
En 1945, lorsque le film est présenté sur les écrans, la France est encore en très grande partie un pays de campagnes : un quart de la population en 1945, 4% aujourd’hui. L’espace rural a été délaissé beaucoup moins vite chez nous que chez nos voisins européens et tout le monde vit au rythme et avec la mentalité du village. Les élites cultivées en sont curieuses : momeries de L’Astrée au 16ème siècle, tableaux de Le Nain au 17ème, rêveries rousseauistes du 18ème, et au 19ème, tentatives de pénétrer l’âme paysanne chez Balzac (Les paysans, précisément) ou chez George Sand (toute la veine berrichonne). Mais, hors des images un peu idylliques, le grand roman, c’est La terre d’Émile Zola quinzième des vingt volumes de la série des Rougon-Macquart, qui tourne autour d’une histoire de succession.
Et c’est par là que commence La ferme du pendu : le patriarche Raimondeau, qui a su patiemment composer un gros domaine agricole, vient de mourir. Il laisse quatre enfants : l’aîné, François, (Charles Vanel), qu’on devine aussi rapace et acharné que son père ; le suivant Grand Louis (Alfred Adam), qui est le coq du village, qui travaille dur mais ne s’intéresse qu’aux femelles, mariées ou non, qu’il trousse à bride abattue, tout fier de plaire aux femmes et de recevoir leur indulgence pour ses multiples conquêtes ; le benjamin, Bénoni (Guy Decomble) – curieusement, c’est le deuxième prénom du Maréchal Pétain – qui est un brave garçon écrasé par la personnalité autoritaire de son aîné François ;et puis, – mais les filles ça compte à peine – il y a Amanda (Arlette Merry), qui fait marcher le ménage de ces célibataires.
Mais le père mort, va-t-il falloir régler l’héritage et procéder au partage ? Voilà bien un terme honni dans ce monde clos où rien ne compte davantage que la terre, précisément, celle qu’on a acquise patiemment, au long des années, par héritage, mariage, combinaison ou ruse. C’est exactement le propos des deux grands films magnifiques de Georges Rouquier, qui sont Farrebique (1947) et Biquefarre (1983) : accroître le domaine sans jamais en céder une parcelle. C’est de cela que vit François/Vanel à qui on ne voit pas d’autre goût, d’autre intérêt, que le travail continu, obstiné, sans doute obtus à la tête de la ferme ; qui lui fait régenter la vie de sa sœur et de ses frères à qui il interdit la moindre incartade. Si ça passe bien pour Grand Louis/Adam qui se fiche de ce qui ne concerne pas sa culotte, ça paralyse Bénoni/Decomble ; et Amanda/Arlette Merry devra bien s’exiler à Nantes pour vivre une histoire passagère avec le douanier Jérôme (Henri Génès).
Le meilleur du film est, naturellement, l’aspect documentaire, la vie étriquée et fraternelle et haineuse du village (les termes ne sont qu’apparemment contradictoires), les moments où tous se rencontrent : obsèques, mariages, battage de la moisson. Les communautés, avec ce qu’elles pouvaient avoir d’oppressif mais aussi, paradoxalement, de rassurant ; l’inspection sans indulgence des comportements de chacun, les racontars, les cocuages, les regards en coin, et aussi les entraides, les solidarités, les liesses partagées…
Les drames s’enchaînent, dans La ferme du pendu ; Grand Louis, qui a été rossé par l’assemblée des cocus et a perdu l’enfant qu’il espérait avoir de la servante Marie (Lucienne Laurence, ravissante) se zigouille dans une grange, Bénoni fuit avec Marie, Amanda, qui a été roulée par son amant de fortune, vient prendre des sous, mais ne veut pas revenir à la campagne, grisée et séduite qu’elle a été par les lumières de la ville… François, devenu patriarche, léguera à son neveu, le fils d’Amanda, ce bien qu’il aura conservé en gâchant la vie de ses frères et de sa sœur. Et mourra en embrassant cette terre qu’il aura aimée plus que tout.
Difficile de comprendre ça aujourd’hui. Il y a dans le cinéma des témoignages d’un monde qui n’est pas si ancien, que les plus vieux d’entre nous ont sinon connu, du moins approché et qui sont absolument incompréhensibles par une start-up nation. Je ne sais pas si c’est bien ou non.