L’amour n’est pas facile.
Le titre violent du film de Cheyenne Carron ne prend toute sa signification que lorsque l’on sait que c’est sa propre histoire qu’elle met en images. L’histoire de Yasmeen, petite fille abandonnée par ses géniteurs originaires de Kabylie presque dès sa naissance et élevée par une famille d’accueil dans un bourg proche de Valence, avec sa sœur, à peine plus âgée, un petit frère adoptif sourd qui vient du Guatemala, et les deux enfants naturels du couple, un garçon, et une petite fille.
Yasmeen a seize ans ; elle est butée, rebelle, écorchée, enthousiaste, insupportable ; elle mène une vie partagée entre l’agressivité et la tendresse, sous la vigilance constante des services sociaux, qui l’ont placée dans une famille, mais se méfient de son impulsivité, surveillent ses écarts de conduite et de langage et veulent de toute force la contraindre à entrer dans le moule de ce qu’ils jugent être la normalité. Elle est Pupille de l’État, non adoptable parce que ses géniteurs n’ont pas fait les démarches nécessaires. Elle peut à tout moment être enlevée à sa vraie famille, celle qui l’élève, qui l’aime et qu’elle aime.
Famille modeste, famille simple, mais confondante de bonté, de générosité, de chaleur humaine. Famille où les choses ne sont pas si faciles que ça, mais où l’attention portée à chacun est essentielle, primordiale, définitive. La mère au cœur immense est, à elle seule, une effusion de tendresse et d’amour, toujours présente, toujours attentive, merveilleuse de courage et de véracité.
Le film, donc, est le récit de quelques années très lourdes, celle où une gamine de beauté et de colère erre dans une campagne moche, dans des rues moches, sous un ciel moche. L’image est souvent terreuse comme dans un tableau de Le Nain. Les conneries et les rebellions d’une adolescente, les terreurs et les angoisses d’une gamine farouche, éperdue d’amour pour les siens, de peur de leur être arrachée…
C’est poignant, violent, souvent triste et pourtant plein d’espérance ; c’est tendu, c’est rude, c’est grave ; il y a peu de répit, et pourtant ce n’est jamais accablant, parce qu’on sent, sous la cendre, une vitalité extraordinaire : celle qui fait d’une gamine inculte, et pourtant nourrie de cinéma (parce que son père lui a fait découvrir son immense collection de VHS de la meilleure source) une jeune fille fascinée par la mise en scène, qui, aux dernières images, part pour Paris avec, en seul viatique, un manuel sommaire de réalisation. Et qui, à force de courage et d’inventivité y parviendra, puisque La fille publique est le quatrième long-métrage de Cheyenne Carron, déjà couronnée de bien des prix et récompenses. Et j’ai déjà dit ici combien je trouvais intéressant Ne nous soumets pas à la tentation, son film précédent.
Ah, au fait, pourquoi Yasmeen est-elle devenue Cheyenne ? C’est assez beau et noble pour que j’invite chacun à le découvrir, comme j’invite chacun à aller voir du côté de ce film tourné sans grands moyens, mais avec beaucoup de talent, dans le rythme, l’image et le montage, interprété par des acteurs inconnus et épatants. Une mention spéciale à Doria Achour, qui est la rage, la vivacité, la fureur, la douceur de Yasmeen/Cheyenne et à Anne Lambert, mère magnifique, bouleversante. Mais tout le monde joue très bien…
Cinq ou six minutes de trop ; une trop fréquente utilisation du Trio n°2 de Schubert, si indissolublement lié à Barry Lyndon qu’il est devenu, à mes yeux, inemployable. Reproches véniels. C’est un très beau film, sensible et intelligent.
Et émouvant. Et noble. Surtout.