Anatomie du naufrage.
Tombé hier dessus par hasard d’un zappage. Je n’avais jamais entendu parler ni de Paolo Sorrentino, ni de La grande bellezza. je constate que le film a reçu un Oscar, ce qui ne m’émeut guère (est ce que The artist n’en a pas reçu un ? Ou a failli en recevoir ? ces récompenses sont si souvent ridicules…).
Toujours est-il que d’emblée je me laisse entraîner, que je suis capté, intrigué, aspiré par les images. J’ai plusieurs fois l’envie idiote d’aller voir sur les autres chaînes, tropisme fréquent qui saisit le flemmard qui ne s’est décidé à rien, sinon à un vagabondage interminable dans toute l’étendue de la myriade des propositions télévisées. Mais là, je ne zappe plus : j’entre dans cette Rome sublime et dans ce monde épuisé que Sorrentino me montre. Je trouve le film très bien, très intelligemment conçu, très habilement filmé, mais je le trouve, encore bien davantage, très impressionnant : je veux dire par là qu’il m’impressionne et me captive. Je pense, naturellement, évidemment à La Dolce vita, dont il est un clair décalque, mais bien moins grotesque et outrancier que ne l’est l’œuvre de Fellini : c’est bien plus maîtrisé, plus subtil, plus élégant, ça n’a pas ce mauvais goût souvent intelligent, mais souvent aussi exaspérant, exhibitionniste et difforme qui me rend insupportable, la plupart du temps, l’auteur de 8 1/2 ; et – bonheur considérable ! – ça ne compte pas la chevaline et spectaculaire Anita Ekberg dans sa distribution.
Jep Gambardella (Toni Servillo), qui a eu du talent, en a peut-être encore, mais qui a aussi trop de lucidité et de lassitude pour ne pas savoir que le monde où il vit et qu’il vit n’a ni épaisseur, ni avenir, est parfait ; ce n’est pas qu’il soit plus cynique qu’un autre, ou plus cruel : c’est qu’il n’accepte pas que l’on ne prenne pas la distance nécessaire avec sa vie, celle des parasites délicats et bien élevés qu’il retrouve chaque soir ; la plus grande découverte que j’ai faite peu après mon 65ème anniversaire est que je ne peux plus perdre mon temps à faire ce que je n’ai pas envie de faire.
Il y a aussi une scène extraordinaire qui claque et désarticule les prétentieuses velléités de cette amie de bamboche qui a, un bref instant, malmené le consensus régnant sur la douceur des terrasses, dans la tiède nuit romaine, quelques phrases coupantes comme un rasoir : tu n’es rien, pas plus que nous, et sans doute moins encore ; alors ne viens pas troubler nos impostures : joue le jeu !.
La Terrasse, d’Ettore Scola, qui date de 1980, vingt ans après La dolce vita et qui met en scène le même milieu d’artistes, de journalistes, de mondains fatigués montrait la déroute des espérances révolutionnaires ; La grande bellezza descend d’un degré encore dans l’inspection clinique de l’épuisement vital de l’Homme occidental. Au milieu des merveilles de la Ville éternelle, qui ont éclairé le monde et ne sont plus qu’objets touristiques, notre Titanic s’enfonce doucement : il importe surtout de ne pas déranger par des cris les passagers de la Première classe : ils savent parfaitement qu’ils vont mourir, mais le champagne est encore à bonne température et l’orchestre ne joue pas encore Plus près de Toi, mon Dieu.
Mais ça va venir.
18 mai 2014
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J’avais déjà été bluffé par la vision prise au vol de La grande bellezza, captée au hasard d’un soir paresseux. Si bluffé que j’ai acquis le DVD, ai regardé à nouveau le film et le regarderai sûrement encore, tant sa richesse de style et de pensée me semblent, comme aux plus grands films de mon Panthéon, presque inépuisables.
Je crois que chacune des séquences est en soi porteuse de sens, prémonitoire ou révélatrice et que chaque image devrait être regardée en faisant attention à tout ce qu’elle comporte ; sans doute peut-on tomber dans la sur-interprétation mais je ne trouve pas tout à fait innocent que le film s’ouvre sur un dépôt de gerbe au pied du monument à Garibaldi érigé pour commémorer la défense de la République romaine, en 1849, contre les troupes françaises qui défendaient le pouvoir temporel du Pape. Sur le socle du monument, une inscription sobre Rome ou la mort ; un car de touristes japonais qui se précipitent pour photographier l’admirable vue qu’on a de la colline du Janicule ; l’un d’eux tombe mort : émoi devant la beauté sublime, sans doute et peut-être aussi perspective que ce monde qui s’étale sous ses pas est disparu, mais aussi vénéneux. Chant étrange d’un groupe de jeunes femmes, presque un chœur funèbre, ou indifférent, malgré tout.
Et, brutalement, la fête d’anniversaire de Jep Gambardella (Toni Servillo) : hurlement hystérique d’une femme trop maquillée sur fond de pulsation démesurée de la musique électronique, méandres excités, violents, charnels des danseurs cocaïnés, des Loana et des Nabilla à la pelle au milieu de quinquagénaires friqués, de sexagénaires liftées, d’éphèbes douteux… Monde interlope où se sont craquelées les ambitions des années de jeunesse. Pour écrire un autre livre que L’apparato umano est-ce qu’il manquait à Jep un tout petit peu de talent ? Ou un peu de courage ? On ne le sait pas et il ne veut surtout pas le savoir lui-même.
La grande bellezza, c’est l’errance de Jep dans la Ville éternelle. Il n’est ni dupe, ni complice du monde où il promène son désenchantement souriant sceptique (son attitude avec la performeuse qui, nue, fait mine de courir se fracasser le crâne sur l’arche d’un aqueduc antique, la cruauté avec laquelle il brise les envolées prétentieuses de bonne conscience de Stefania (Galatea Ranzi) qui se joue la comédie de l’engagement et du courage). Mais il n’a pas envie de se sortir d’une vie qui, finalement, lui est assez douce, avant la montée du soir et l’âge qui vient.
Il y a de la magie, dans La grande bellezza, que ce soit celle qui ne parvient même plus à distraire ou à séduire Jep (la girafe dans les arènes) ou celle qui lui permet d’éblouir encore (le détenteur des clefs des plus secrets palais romains). La nostalgie est le seul loisir qui reste à ceux qui se méfient de l’avenir.
Je reviendrai encore sur ce film bouleversant.