Georges Lautner a sans discussion été le maître du cinéma de grand public du dernier tiers (et un peu plus) du dernier siècle, un peu comme Gilles Grangier quelques années auparavant. Cinéma de grand public, cinéma populaire si l’on préfère. Et rien là n’est péjoratif. D’autant que si Lautner a beaucoup tourné, sans doute un peu trop, il a réalisé quelques-uns des chefs-d’œuvre du genre, Le monocle rit jaune, Les tontons flingueurs, Flic ou voyou, par exemple… mais aussi quelques forts ratages, Le monocle noir, Quelques messieurs trop tranquilles, Joyeuses Pâques. C’est le sort des réalisateurs compulsifs, incapables de prendre le temps, tournant un ou deux films chaque année.
C’était en tout cas un auteur fidèle, aimant s’entourer de gens en qui il avait confiance : 23 films avec Maurice Fellous pour directeur de la photographie, une douzaine avec Michel Audiard pour dialoguiste, six ou sept avec Maurice Biraud ou Jean-Paul Belmondo en acteurs de second ou premier plan. Et douze ou treize avec la délicieuse, acide, séduisante, souple, aérienne Mireille Darc.
Malheureusement La grande sauterelle, qui réunit une partie de la bande, ne fait pas du tout partie des meilleures cuvées.
D’abord l’histoire policière est floue, mal écrite, plutôt ennuyeuse et répétitive : Carl (Hardy Krüger), voleur professionnel, doit fuir la France où Marco (Georges Géret), ex-complice (? on ne saura pas trop) et bandit sanglant veut lui fare la peau. Carl, sans un sou, débarque à Beyrouth où il rencontre fortuitement son ancien ami, l’escroc Alfred (Maurice Biraud), qui lui propose un coup fumant destiné à leur faire gagner la grosse galette.
Ah ! Beyrouth et le Liban de 1967 ! Ce qu’on appelait la Suisse du Moyen-Orient, sa richesse, sa prospérité commerciale, son élégance parfumée au patchouli et aux loukoums à la rose avant que les soubresauts et les suites de la Guerre de Six jours ne démolisse durablement (et sans doute pour toujours) le si fragile équilibre de la région. À l’époque il y a une vie mondaine affairée, cosmopolite, des palaces luxueux, un casino où des bancos formidables se jouent au baccara, au chemin de fer, à la roulette.
Alfred/Biraud a un projet encore plutôt fumeux, mais point sot : il a repéré, on ne sait comment un homme très riche, Grubert (Mino Doro), joueur compulsif mais peu chanceux ; il se fait payer les rares gains qu’il réalise toujours en argent liquide. L’idée est d’attendre qu’il ait un soir la main heureuse, remporte une très forte somme et de le voler à sa sortie du casino. Ma foi, pourquoi pas ?
Mais qui est la grande sauterelle ? Le film est là bien mal cousu. Salène (Mireille Darc) est une des filles libresqui faisaient florès dans les années qui ont un peu précédé (et beaucoup suivi) Mai 1968. Elle a quitté Paris sur un coup de tête, sans un sou, pour vivre un temps en Suède, subsistant de rien, de dessins à la craie sur les trottoirs (vous souvenez-vous de cela qui me semble ne plus exister ?), grattant la guitare à la terrasse des bistros, couchant quand il le faut avec des types friqués ; à Beyrouth elle fait partie de la petite bande du richissime Vladimir (Venantino Venantini)mais aime à se retrouver dans la boutique-bazar-restaurant de Gédéon (Francis Blanche), conteur fastueux d’aventures improbables.
Lautner a du mal à relier les deux cheminements de son scénario : la surveillance de Grubert et l’histoire amoureuse qui – évidemment ! – se développe entre Carl et Salène. C’est pourquoi le film tire à la ligne et s’étend mollement ; il y a dix bonnes minutes alanguies où les deux amants s’avouent leur attirance dans le cadre admirable du festival de Baalbeck. Entretemps le tueur Marco a rattrapé Carl (comment a-t-il fait pour savoir qu’il a pris l’avion pour Beyrouth plutôt que pour Buenos-Aires ?) et s’impose dans la combine pour dépouiller Grubert.
Ça se termine mal. Pour Grubert, Marco et même pour le pauvre et brave Alfred. Mais surtout pour le film qui devient alors sans queue ni tête.
N’empêche que si Hardy Krüger est très convenable, Maurice Biraud un peu au dessous de son talent (comme les dialogues de Michel Audiard), la superbe élégance de Mireille Darc suffit à se dire qu’on n’a pas raté sa soirée.