J’ai bien dû voir le film sept ou huit fois et ma dernière vision, qui date d’hier, n’a pas changé mon point de vue : La règle du jeu est comme Jean Renoir a dit qu’il voulait le faire, avant de se rétracter, pour ne pas désespérer ses admirateurs fanatiques, un bon petit film normal. C’est exactement le jugement qu’a eu la critique, en 1939, lors de la sortie sur les écrans et, s’il n’avait pas en étant charcuté d’abord, en disparaissant ensuite, acquis un statut de film mythique, acclamé lors de sa restauration en 1959, on le classerait aujourd’hui bien en deçà des grands films du réalisateur. C’est-à-dire, à mes yeux, Le crime de Monsieur Lange, La grande illusion, French Cancan et, au dessus de tout, le moyen métrage Une partie de campagne.
Bon petit film normal, qui mérite la moyenne, grâce à des grâces techniques (la profondeur de champ, le montage rapide – mais enfin, ce n’est tout de même pas extraordinaire, le cinéma a déjà quarante ans, le parlant, dix), grâce à quelques acteurs d’immense talent et à quelques séquences d’anthologie. Immense talent de Marcel Dalio/le marquis de La Chesnaye, de Julien Carette/le braconnier Marceau, de Gaston Modot/le garde-chasse Schumacher : grâce à ces trois-là, vous avez la scène la plus drôle et la plus percutante du film lorsque le marquis engage à le servir le braconnier devant le garde-chasse indigné. Ajoutons à la distribution le charme fluide, léger, piquant de Paulette Dubost/la camériste Lisette, femme volage de Schumacher, et on a fait le tour de la distribution intelligente.
Car, pour le reste, quelle catastrophe ! Je veux bien exclure les potiches, invités (Mila Parély/Geneviève, maîtresse du marquis, Pierre Magnier/le général, Pierre Nay/Saint-Aubin, Odette Talazac/Charlotte de La Plante) ou domestiques (Eddy Debray/Corneille, le majordome, Léon Larive/le cuisinier – et ses préceptes sur la confection de la salade de pommes de terre -). Mais Roland Toutain/l’aviateur André Jurieux joue faux, sonne faux à tout moment, Nora Grégor/la marquise de La Chesnaye séduit un tas de monde sans avoir ni charme, ni vraie beauté.
Et le pire est à venir : pourquoi diable Jean Renoir a-t-il cru pouvoir interpréter le rôle difficile d’Octave, qui est un peu le lien entre tous les milieux et tous les personnages et pose au raté qui a envie d’être consolé ? Mais quelle idée ! Quelle idée idiote ! Ni ses gestes, ni sa voix, ni ses mimiques, ni sa façon de se déplacer n’ont de pertinence et on est presque gêné de le voir errer sur l’écran… Je me suis demandé qui aurait mieux joué Octave… Deux idées, sûrement aussi absurdes l’une que l’autre, sans doute : Michel Simon (un peu trop laid) ou Robert Le Vigan (un peu trop beau)… En tout cas, pas Renoir lui-même…Et les dialogues !!! Doux Jésus ! Sainte pitié ! Aller chercher Jacques Prévert pour Le crime de Monsieur Lange, Charles Spaak pour Les bas-fonds et La grande illusion, constater l’extraordinaire apport de dialoguistes de génie et croire qu’on peut faire aussi bien qu’eux ! Ah, misère…
En revoyant le film, j’ai songé au théâtre de Musset, que j’ai jadis beaucoup lu ; un peu à On ne badine pas avec l’amour, beaucoup et surtout aux Caprices de Marianne ; et, de fait, je m’aperçois que Renoir avait voulu primitivement intituler son film qui s’achève de façon un peu analogue à la pièce. Je ne vous aime pas, Marianne, c’était Coelio qui vous aimait…
Dès lors vouloir faire de La règle du jeu un film politique où la fin d’un monde serait annoncée, me semble du plus terrible grotesque. Outre que ce monde n’est pas mort le 3 septembre 1939, mais le 3 août 1914, se survivant à peine, comme le canard qui court le cou coupé, ce genre de sur-interprétation rétrospective permet de trouver tout dans n’importe quoi et l’univers dans un grain de sable.
Le comble du comique est atteint par une paraphrase du supplément du DVD faite par le critique marxisant Jean Douchet, que je n’avais jamais encore entendu, mais dont le commentaire m’a scié de rire. Déjà, présenter Renoir comme une sorte de vigilante sentinelle antinazie, il faut le faire !!!
Si, sous l’influence de sa compagne d’alors, Marguerite Houllé, il fut proche un temps du Parti communiste (réalisant même, pour son compte, l’agréable La vie est à nous), il s’en est détaché assez vite, quoique fort prudemment. Et qui trouverait dans La bête humaine une profession de foi en la lutte des classes (le cadre, sinon le sujet aurait pu y pousser) irait tout de même bien loin dans la sollicitation.
Puis La règle du jeu, donc. Et après ? Vous savez ce que fait le paladin de la lutte démocratique ? Il part tourner une Tosca… en Italie ! Oui, m’sieurs-dames, en Italie fasciste (Mussolini, circonspect, n’a déclaré la guerre à la France que le 10 juin 1940). Et, prudemment, il s’embarque pour les États-Unis à la fin de l’année. Il se fera d’ailleurs naturaliser étasunien plus tard. Cinéaste talentueux, sinon génial, sûrement ; citoyen courageux, c’est autre chose.
Donc Douchet déblatère, avec un brio certain, compare des images, trouve des lignes de force dans différentes séquences qu’il ajuste de façon tout à fait arbitraire… Du grand art : ça m’a fait penser à ces conservateurs spécialistes d’art contemporain qui vous font visiter une exposition de tableaux monochromes, trouvent des myriades d’images dans la moindre bavure de peinture et vous étourdissent de mots en vous les décrivant. Comment peut-on s’y laisser prendre ?
Que La règle du jeu soit régulièrement classée comme un des meilleurs films de tous les temps continue à m’éberluer.