Dans Berlin rasé, Wilder exilé.
Si je mets à part Boulevard du crépuscule qui est tout près du chef-d’œuvre, La scandaleuse de Berlin est sans doute le meilleur film que je connaisse de Billy Wilder, dont je ne suis pas particulièrement féru. C’est un film qui paraît enlevé, léger, quelquefois proche du vaudeville, mais qui passe en un clin d’œil à l’amertume et au sarcasme, qui ne manque pas de cynisme et qui tutoie même le drame (j’aurais pour ma part assez apprécié que la fin en fût plus noire).
Dès l’abord la découverte par la délégation parlementaire étasunienne, pétrie de bonne conscience et de moralisme mercantile de la ville de Berlin, lacérée, pulvérisée, déchiquetée par le déluge de fer qui s’est abattu sur elle aux derniers mois de la guerre, laisse une certaine impression de malaise. Si persécuté qu’il a été par le nazisme, le juif austro-hongrois Samuel Wilder a vécu dans la capitale de l’Allemagne et il en a sûrement aimé la vitalité et l’audace. C’est, dans une certaine mesure, un éternel exilé européen sur le Nouveau continent, tout comme l’est une de ses actrices, Marlene Dietrich, née à Berlin, où, d’ailleurs, elle est enterrée. On ne se débarrasse pas si facilement de ses origines.
Donc, d’emblée, la visite de la ville détruite une fois accomplie, une sorte de vaudeville autour de Phoebe Frost (Jean Arthur), une gourde de l’Iowa, un des États les plus péquenots des États-Unis, toute pénétrée de sa mission virginale et démocratique, qui va tomber amoureuse folle du capitaine John Pringle (John Lund), qui profite en bon parasite des opportunités libertines qu’offre une ville en ruines dont les jolies habitantes sont prêtes à se vendre pour quelques cigarettes ou tablettes de chocolat. Mais la maîtresse de Pringle n’est pas n’importe qui : c’est Erika von Schlütow (Marlene Dietrich), une ensorceleuse, à la fois ancienne compagne d’un dignitaire nazi et vedette adulée d’un cabaret où elle chante, de sa voix grave, des chansons magnifiques et cruelles.
L’intrigue est classique, de l’homme balloté entre deux femmes qui incarnent presque caricaturalement le Vice et la Vertu, mais est si vivement conduite, avec tant de brio dans les dialogues, dans les formules, qu’on se prend au jeu (de Phoebe au capitaine : Votre bien-aimée vous envoie un gâteau et vous tombez amoureux du facteur ; de la même avec sa médiocre tenue de soirée achetée au marché noir : J’ai l’air d’un cirque en deuil à l’enterrement d’un éléphant ; et du capitaine en réponse C’est une robe du soir à col roulé !).
On en oublierait presque que tout cela se joue sur des drames humains, sur la misère, le marché noir, le désespoir, la prostitution. Dans le registre grave de Roberto Rossellini, ça donne l’image accablante d’Allemagne année zéro, dans le registre amer, sarcastique de Billy Wilder cette Scandaleuse de Berlin et peu s’en faut que ce soit le même film. On l’oublierait presque si la Divine ne venait continuellement le rappeler, avec cynisme et volonté forcenée de s’en sortir.
Car je trouve que Marlene Dietrich, dont le nom commence par une caresse et s’achève par un coup de cravache, comme en disait Jean Cocteau, laisse très en deçà d’elle la puritaine Jean Arthur, qui n’a ni charme, ni venin, ni quoi que ce soit pour séduire un homme comme le capitaine Pringle. Il est d’ailleurs à parier que celui-ci, revenu en Iowa dans les bagages de son député énamouré, s’y barbera considérablement et regrettera toute sa vie l’orchidée maléfique qu’il a approchée quelques mois durant dans Berlin dévasté.