Petit périmètre.
C’est à peu près toujours la même affaire avec Orson Welles : on s’enthousiasme, s’émerveille, s’ébahit sur sa capacité à faire surgir des images surprenantes, magnifiques, angoissantes, attachantes et on se retrouve, en même temps, plongé dans une sorte de capharnaüm narratif où le récit semble se compliquer à l’envi lorsqu’il veut bien ne pas se disperser dans une sorte de fouillis. C’est sans doute pourquoi, en ayant beaucoup admiré et guère apprécié Citizen Kane, La splendeur des Amberson et Dossier secret, j’ai tranché que les deux films de Welles que je préfère sont ses adaptations des pièces de Shakespeare, c’est-à-dire Othello et plus encore Macbeth.Tenu, enserré, corseté par les textes, Welles pouvait donner libre cours à son génie de la mise en scène.
Et ce n’est pas La soif du mal qui va me faire revenir sur ce point de vue : je dirais même que le film, au titre excessif et grandiloquent, illustre et entérine absolument mon jugement : scénario à la fois touffu, mal fichu et mal conté, à peu près incompréhensible durant la première heure, à peu près sans intérêt jusqu’à sa conclusion (où, il est vrai, il prend une dimension forte) mais ensemble de séquences superbement tournées et surgissement au plus profond de la nuit de caractères, de trognes, de personnalités séduisantes et vénéneuses. En d’autres termes, coexistence d’un récit filmé plutôt ennuyeux (et qui paraît même ennuyer ceux qui l’interprètent) et d’une virtuosité technique, imaginative, esthétique absolument exceptionnelle. Toute la question est de savoir si ça suffit à contenter l’honnête amateur.
Toute la question, donc. Est-ce bien la peine de filmer un plan-séquence d’une qualité, habileté, élégance magnifiques, ce plan qui ouvre le film et où des tueurs placent dans le coffre arrière de la voiture du potentat local une charge de dynamite pour en tirer si peu ? Pour, en tout cas, s’installer immédiatement ensuite dans une assez banale histoire de trafic de drogue, de guérilla entre la police et les potentats locaux et, in fine de la paranoïa qui anime le capitaine Hank Quinlan (Orson Welles »himself), réputé policier exceptionnel, capable de tous les exploits, capable d’apporter aux tribunaux, dans toutes les affaires les plus compliquées, les preuves les plus irréfragables. Et d’un conflit larvé entre Quinlan et Miguel Vargas (Charlton Heston), policier mexicain de haut niveau et de grande importance, qui vient juste d’épouser la charmante Susan (Janet Leigh) (et aura bien du mal à célébrer sa nuit de noces).
Au fait – voici une parfaite digression – vous ne trouvez pas que Janet Leigh n’a vraiment pas de chance avec les motels ? Après avoir été séquestrée, envahie, terrorisée, droguée au peroxyde d’azote dans La soif du mal en 1958, elle sera deux ans plus tard assassinée au rasoir dans sa douche par Norman Bates (Anthony Perkins) dans Psychose, le meilleur film d’Alfred Hitchcock ; il y a, comme ça, des rôles et des destins qui marquent un personnage, n’est-ce pas ?
Je sais bien que La soif du mal a été charcutée, découpée, abîmée par les producteurs et reconstituée tant bien que mal par Orson Welles ; c’est le sort de tant et tant de productions aux États-Unis, pays du fric-roi où les créateurs artistiques sont vus de haut par les financiers que l’on comprend aisément que Stanley Kubrick ait fui dès qu’il l’a pu ce panier de crabes. Welles ne l’a pas souhaité ou ne l’a pas pu, l’affaire est entendue. C’est bien pour cela qu’on doit avoir une grande indulgence pour un film dont le scénario part à peu près dans tous les sens et où, ce qui est plus grave encore, les personnages n’ont strictement aucune épaisseur psychologique. On apprend ici et là, par raccroc, quelques éléments sur les personnages, mais qui ne suffisent pas à éclairer leurs physionomies. Et les mystères (quand la femme de Quinlan/Welles a-t-elle été étranglée ? par qui ? pourquoi ?) sont posés, simplement posés, sans servir de rebond au scénario… Voilà qui est décevant.
Reste l’atmosphère étouffante de la petite bourgade de Los Robles, ville-frontière entre États-Unis et Mexique, cette sensation poisseuse, malsaine de crasse et de corruption que l’on ressent presque physiquement. Et l’image bizarre de Marlène Dietrich, costumée en Tanya, gitane très brune, un peu pute, un peu diseuse de bonne aventure, que Quinlan fascine et qu’elle ne peut pas sauver de lui-même.