L’air de Paris

Lesaffre est mort. Et alors ?

N’était le jeu catastrophique, exalté, lunaire et toujours à côté de la plaque, de Roland Lesaffre, icône incontournable des films du Carné tardif, L’air de Paris serait un très bon film, nourri de la meilleure veine populiste (ah, les pt’its gars du Boxing-Club de Grenelle !) et où l’anecdote romanesque de la rencontre entre le vaillant prolo au grand cœur et à l’estomac vide et la poule de luxe au cœur desséché et à l’âme tendre fonctionne plutôt bien. Film d’un grand classicisme dans le récit et par ailleurs film très curieux.

Au premier plan et demi – c’est-à-dire pas tout à fait au premier plan – deux immenses vedettes d’avant-guerre à la gloire assez estompée, en 1954, Arletty et Gabin ; la première ne se relèvera jamais des avanies qu’on lui a fait subir à la Libération, et davantage encore de la nuit qui la frappe graduellement. Le second, passé de mode depuis quinze ans, va bientôt rebondir et avec Touchez pas au grisbi engagera la suite de sa fabuleuse carrière. Tous deux sont parfaits. L’une dit avec cette gouaille immense et merveilleuse qu’on lui connaît des mots vaches et drôles, qu’on jurerait écrits par Jeanson tant ils sonnent juste et font mouche et qui sont de Jacques Sigurd, le noir auteur des meilleurs films d’Yves Allégret (Dédée d’Anvers, Une si jolie petite plage, Manèges, Les miracles n’ont lieu qu’une fois), des films qui ne se terminent jamais vraiment bien.

Et Gabin vieilli, grossi, aux cheveux blonds qui tournent au gris, est parfait dans le rôle de Victor Le Garrec, ancien boxeur qui fut seulement passable et qui ne vit que pour connaître un triomphe par procuration avec un jeune champion qui sera plus doué que lui, et qu’il pense avoir trouvé en André Ménard – Dédé – (Lesaffre). Il vit son sport comme une sorte d’apostolat laïque, donnant tout son temps, toute sa force, tout son amour à des gamins à qui il répète que La boxe, c’est pas marrant, faut du courage et de la volonté !, sous l’œil sceptique, jaloux, amoureux, tendre et résigné d’Arletty.

Si Lesaffre est très en dessous du rôle, j’ai été très séduit par le charme las de Marie Daems qui interprète Corinne et qu’on n’a sûrement pas assez vue au cinéma ou dans des films insignifiants, des rôles insignifiants. En jolie femme déjà fatiguée de la vie de luxe qu’elle mène, elle choisit en fin de compte la facilité, comme la Lucile de La chamade d’Alain Cavalier, d’après Sagan ; elle se dit peut-être qu’elle s’en va pour laisser à Dédé la chance d’être un grand champion ; plus sûrement parce qu’elle ne se voit pas une existence sans certitudes.

Ce qui est très surprenant, dans L’air de Paris, c’est la constante sexuelle, rare, quand elle est aussi explicite que les offres de service faites à André par la peu ragoûtante patronne de l’hôtel borgne où il vit, ou que la demande que Corinne adresse à André, au matin de leur rencontre nocturne dans un bistro interlope des anciennes Halles ; et plus rare encore quand elle est toute parcourue d’homosexualité.

Marcel Carné ne faisait pas mystère de ses mœurs. N’en tirait pas gloire, non plus, les considérant plutôt comme une donnée de nature, nullement comme un choix. Dans le film, s’il met en scène une folle trémoussante, le couturier Jean-Marc (joué avec talent par Jean Parédès), c’est moins sur cette image caricaturale que je me fonde que sur l’étrangeté des rapports entre deux couples de protagonistes : ne faisait pas mystère de ses mœurs : d’abord Corine et Chantal (Marie Daems et Simone Paris), le mannequin et la patronne de la maison de couture qui l’emploie ont bien évidement des relations saphiques, que Corinne dissimule à peine à un André bien nigaud ; et puis Victor et André – Gabin et Lesaffre – ; amour filial sublimé ? désir inavoué ? (scène où Victor masse le torse nu d’André)… Blanche ( Arletty) ne se trompe pas sur la place que le jeune homme a prise dans la tête de son mari, en tout cas.

Mais tout cela est très élégamment présenté, n’a rien du plaidoyer ni de la justification ; c’est discret, intelligent, honnête ; excellente musique de Maurice Thiriet ; sans doute le dernier bon, et même quelquefois très bon film de Marcel Carné, qui connaîtra un dernier succès public, quatre ans plus tard, avec les bien moins réussis Tricheurs, avant de sombrer.

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