« On arrête tout et c’est pas triste ! »
L’étrange folie de Mai 1968 a entraîné, dans les années qui suivirent, la réalisation d’un bon nombre de films très militants, tournés avec trois bouts de ficelle et souvent consacrés à des luttes ouvrières surgies ici et là. Un peu plus tardivement sont survenues des œuvres plus élaborées, comme Camarades et Coup pour coup de Marin Karmitz, Le fond de l’air est rouge de Chris Marker et surtout – vraiment très intéressant – Mourir à trente ans de Romain Goupil. Tous ces films-là et sûrement beaucoup d’autres, avaient une orientation clairement militante et appuyaient très fort sur la condition ouvrière, la lutte des classes et toute la doxa marxiste ou marxisante.
L’an 01 n’est pas tout à fait de cette eau-là. Inspiré par l’équipe de rédaction de Charlie-Hebdo, qui était celle du délicieux brûlot dévastateur anarchisant Hara-Kiri avec une tonalité plus politique, il n’appelait pas au travail révolutionnaire, mais beaucoup plus simplement à l’arrêt (tout aussi révolutionnaire et même davantage) de tout travail.
Comme ça, un jour et par le monde entier, mais sur initiative française, les gens trouvent que la répétitivité du boulot, l’absence de relations humaines, le trop faible temps donné au loisir et à l’amour, l’inutilité de la consommation continue et des gadgets techniques, ça commence à bien faire. Donc on ne va plus au bureau, on fait du vélo, on parle à son voisin, à des inconnus rencontrés par hasard, on décide de s’appeler comme on veut, d’échanger ses papiers d’identité, de ne plus rien posséder, de ne plus enfermer les voleurs en prison (il n’y a plus rien à voler puisqu’il n’y a plus de propriété privée) et naturellement de faire l’amour beaucoup, souvent, quand on veut, comme on veut et avec n’importe qui.
Tout cela se passe dans une joyeuse pagaïe sympathique. Même les plus coincés et rancis parmi les bourgeois, les possédants, les militaires s’accommodent à peu près de ce nouveau surprenant régime. Chacun est ouvert à l’autre, bienveillant, tolérant, souriant. Il n’y a que quelques conspirateurs arriérés qui veulent revenir en arrière, restaurer l’ordre ancien en essayant subtilement (!) d’imposer le port de la cravate et des chaussures bien cirées, ce qui aboutira, par un pervers effet de dominos, à graduellement retrouver ordre et discipline. Ce qui est amusant d’ailleurs, c’est que cette équipe de conspirateurs réactionnaires est constituée de l’équipe de rédaction de Charlie-Hebdo dirigée imperturbablement par François Cavanna et où fulminent Roland Topor, Cabu, le professeur Choron… c’est-à-dire les dynamiteurs les plus drôlement subversifs du dernier demi-siècle.
Qualifier L’an 01 de film est un peu abusif, bien que ce soit la première réalisation de Jacques Doillon avec des séquences ajoutées par Alain Resnais à New-York et Jean Rouch au Sénégal (puisque le monde entier s’arrête). C’est une accumulation de séquences assez foutraques tournées ici et là par de joyeux plaisantins, issus de troupes de théâtre alternatives, de coopératives autogérées, de groupes libertaires. On y retrouve, au hasard des séquences des têtes connues de la contre-culture, comme Jacques Higelin ou Jacques Robiolles, voire Romain Bouteille. Mais de façon plus surprenante on reconnaît Gérard Depardieu, Coluche, Christian Clavier, Gérard Jugnot, Thierry Lhermitte, Miou-Miou, Henri Guybet (l’équipe du Splendid, donc) mais aussi Nelly Kaplan.
Tout cela n’aurait aucune importance et le film serait bien oublié aujourd’hui si les billevesées qu’il transporte de façon très rieuse et déconnante n’étaient reprises avec un esprit dogmatique et glaçant par des gourous comme Pierre Rahbi ou de petits groupes d’exaltés du type Extinction Rébellion qui prétendent imposer leurs ukases et imposer la décroissance. Il est assez drôle de voir comment des galéjades peuvent être prises au sérieux. À l’heure du coronavirus, où certains évoquent, après l’extinction de la pandémie, le monde d’après (qui ainsi que l’a écrit Michel Houellebecq sera sans doute identique au monde d’avant, en pire) on est toujours amusé par les rêveries tortueuses de l’esprit humain. Il est vrai que, quatre siècles avant notre ère Aristophane dans sa comédie Les femmes à l’Assemblée imaginait un monde de communauté intégrale des biens et des êtres aussi singulier. Nil novi sub sole.