Mes relations avec le cinéma de Luis Bunuel ont toujours été très perplexes et inquiètes. Beaucoup de films magnifiques, intenses, cruels, mais souvent aussi des esbroufes aussi médiocres qu’inutiles. Cinéaste cosmopolite, violent, souvent agressif dont les films aujourd’hui les plus notoires sont français (Le journal d’une femme de chambre, Belle de jour), mais dont le talent a peut-être été encore plus mis en valeur par l’étrange Mexique, où il a tourné pendant quinze ans des œuvres souvent âpres et sarcastiques aussi souvent, des œuvres qui mêlent facilement le rire méchant, le ridicule compassé et l’outrance glaçante.
C’est que le Mexique n’est certainement pas un pays comme les autres, et demeure encore aujourd’hui dans une grande familiarité avec la mort, comme s’il restait marqué par le souvenir inconscient du sanglant royaume aztèque et ses pyramides de crânes humains, d’une façon à la fois informulée et revendiquée (je ne sais comment expliquer cette apparente contradiction qui me semble pourtant très pertinente). Pays bizarre et inquiétant toujours tout près d’un entre égorgement général. C’est peut-être pour cela qu’il était regardé avec intérêt par les révolutionnaires du monde entier et sans doute pour cela que Léon Trotsky s’y était réfugié avant d’y être assassiné par Ramon Mercader en 1940.
Cela dit, qui n’est pas vraiment digressif, on peut penser, précisément que L’ange exterminateur est une sorte de retour de Luis Bunuel aux fariboles surréalistes de ses débuts, L’âge d’or et Un chien andalou, tournées avec Salvador Dali ; en moins inventif et moins provoquant mais tout autant farfelu et beaucoup plus ennuyeux. Et toujours la même fascination-répulsion pour la religion en général et le catholicisme en particulier. Quoiqu’il en ait dit, il y avait dans le cerveau du cinéaste quelques interrogations très fondamentales et une anxiété qu’il ne parvenait pas à satisfaire. Revoir Viridiana (par ailleurs film assez médiocre) si l’on n’est pas au courant.
Naturellement et comme de juste, ruissellent les sarcasmes sur la bourgeoisie, l’hypocrisie, les faux-semblants, le vernis social qui se craquelle si facilement lorsque l’ordre du monde est remis en question si peu que ce soit. Mais de toute façon, Bunuel a constamment démonté la totalité du spectre social : les mendiants (Los Olvidados) et les prolétaires ne sont pas meilleurs que les bourgeois et les serviteurs du Journal d’une femme de chambre ne valent pas mieux que les maîtres (plutôt moins, d’ailleurs). Comme tous les véritables anarchistes, le cinéaste avait le mépris facile et de large diffusion.
Grande soirée dans une très belle demeure de Mexico : hommes en habit et dames décolletées. Impressionnante quantité du personnel de service : cuisinier et ses aides, femmes de chambre, valets stylés, tout ce monde sous la conduite sourcilleuse d’un majordome stylé, Julio (Claudio Brook). Mais pour une raison à la fois impérieuse et incompréhensible, sans savoir pourquoi il le fait, le personnel quitte la maison très rapidement, de façon presque furtive. Les invités, grands bourgeois et artistes ne peuvent pas quitter les lieux, pas davantage que les hôtes. Qu’est-ce qui les retient ? On ne sait pas trop, une sorte de barrière mystérieuse infranchissable. Au demeurant, d’ailleurs, si personne ne peut sortir, personne ne peut non plus entrer.
Comme il n’y a bientôt plus rien à manger, ni rien à boire (jusqu’à ce que le majordome fasse éclater une canalisation), les tensions montent au fur et à mesure que la promiscuité devient insupportable ; rien de nouveau sous le soleil, au demeurant et on sait que, comme les rats, les humains contraints dans un confinement trop strict voient leur vernis de courtoisie s’écailler puis leur civilité disparaître. Quel que soit l’âge, d’ailleurs (voir, si on ne l’a déjà fait, ou revoir le magnifique Sa majesté des mouches de Peter Brook).
Eh bien je n’ai pas du tout marché : faible caractérisation des trop nombreux personnages (qui plus est tous mexicains, donc inconnus de moi et facilement confondus les uns avec les autres) et concurremment maigre intérêt des récits qui interviennent entre les protagonistes et, finalement, conclusion à valeur de symbole que je n’ai ni comprise, ni admise. Tout cela est beaucoup trop intelligent pour moi : ça doit être du niveau d’un Bergman ou d’un Antonioni ; c’est dire !
Dix ans plus tard, en 1972, Bunuel tournait un des meilleurs films, Le charme discret de la bourgeoisie qui, d’une certaine façon, mettait en scène une forme d‘impossibilité pour les personnages : celle de pouvoir déjeuner ou dîner ensemble. La subtilité de ce propos démonte l’esprit de système de L’ange exterminateur.