Le pinacle des Excentriques
Première réalisation d’Henri-Georges Clouzot, ce bijou goguenard ravit depuis toujours ceux qui apprécient les acteurs que Raymond Chirat et Olivier Barrot ont baptisé Les Excentriques du cinéma français (Henri Veyrier, éditeur ; le bouquin peut encore se trouver sans trop de difficultés dans les (bonnes) librairies spécialisées).
Les excentriques du cinéma français, ce sont ces acteurs de second plan, que tout le monde connaît – sans quelquefois s’en rappeler le nom – qui tournaient film sur film, sans toujours pouvoir se montrer trop regardant sur la qualité – mais qui dessinaient des silhouettes inoubliables, Saturnin Fabre, Pauline Carton
, Julien Carette
ou Robert Le Vigan
. L’espèce s’est perpétuée jusqu’à la fin des années Soixante-Dix (Julien Guiomar, Michel Peyrelon
, Georges Géret) mais semble avoir disparu aujourd’hui…
Eh bien, L’assassin habite au 21, c’est le triomphe des seconds rôles, de ces Excentriques sur les vedettes ! Pierre Fresnay
, à l’immense talent, pourtant, paraît bien fade devant le génie créatif de trois figures inoubliables, les immortels (je m’incline bien bas !), Pierre Larquey
, Noël Roquevert
et Jean Tissier
(avec en guest-star, comme on dirait aujourd’hui, le non moins immortel Raymond Bussières
).
Il y a une vraie folie dans la trogne et les comportements de ces trois paisibles occupants d’une pension de famille de l’avenue Junot, qui se détestent et se méprisent, mais fondent leur aversion dans une commune manigance criminelle.
Issue d’un roman de Stanislas-André Steeman, comme celle, quelques années après de Quai des Orfèvres) l’intrigue est habile, et l’atmosphère des rues en coupe-gorge, agréablement poisseuse ; c’est brillant, parsemé de mots de Clouzot
qui était son propre dialoguiste et n’avait presque rien à envier à Henri Jeanson, Suzy Delair
, en Mila Malou, maîtresse du commissaire Wens (Pierre Fresnay
, donc) est encore plus crispante que la Jenny Lamour de Quai des Orfèvres
et tout cela donne un film formidable qu’on ne se lasse jamais de voir et revoir.
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Un de mes amis juge le personnage joué par Roquevert « croquignolet et franchouillard »…
Ah non, dans L’assassin habite au 21, Roquevert
est tout, sauf croquignolet !
Médecin colonial au trouble passé, sans doute aussi pourri de vices épouvantables que Lallah-Poor (Jean Tissier), et, en plus, sûrement porteur de sales maladies tropicales et d’obsessions fétides, il est inquiétant, brutal, angoissant.
C’est d’ailleurs une idée de génie de Clouzot que d’avoir fait des trois Durand, interprétés par trois acteurs de second rang, mais très populaires et le plus souvent confinés dans le registre comique, Roquevert
et Tissier
, donc, mais aussi Pierre Larquey
, trois monstres, plus immondes les uns que les autres, vicieux, haineux, répugnants.
Sans doute Clouzot a-t-il donné à son premier film un ton drôle, et un happy end, mais dans d’autres circonstances, avec le même scénario, il aurait pu faire quelque chose d’aussi horrifique que Les diaboliques
: tous les personnages de la pension sont bizarres, inquiétants, louches, plein de secrets (regardez les rapports entre le boxeur aveugle (Jean Despeaux – qui fut, d’ailleurs, l’authentique champion olympique des poids moyens aux JO de Berlin, en 36 -) et son infirmière érotomane, regardez la situation singulière de Lallah-Poor et de la patronne de la pension, Mme Point (Odette Talazac)…il y avait là de quoi faire un film vraiment très noir…
Et – j’y reviens ! – le docteur Linz, Noël Roquevert, donc, on l’imagine assez bien avoir fait du trafic d’esclaves en Afrique, s’être livré à des expériences médicales démoniaques, avoir empoisonné des peuplades entières tant il transpire de lourds mystères…
Ah non ! Vraiment pas croquignolet…