Les temps changent.
Revu cette après-midi, Le caporal épinglé m’a semblé bien meilleur que dans mon souvenir, et mon 4, réévalué confine même au 5. Qu’est-ce que Jean Renoir y peut, si la guerre de 40 fut, pour les armées françaises, une triste pantalonnade et si, malgré 100.000 morts et quelques coups d’éclat, personne ne prend aujourd’hui au sérieux cette guerre-là ?
Écrivant cela, j’ai conscience de frôler l’iconoclastie : le second conflit mondial, aujourd’hui, est inséparable à la fois de sa vision mondialisée, se marquant ainsi du double nom d’Hiroshima et de Nagasaki, mais aussi de l’immondice absolu des camps d’extermination. Les deux millions de prisonniers français qui ont tant bien que mal passé la guerre dans les stalags et les oflags font, à côté de ces épouvantes, toute petite figure.
Seulement, en 1961, ce n’était pas tout à fait le même regard, et on pouvait faire même, avec ces prisonniers d’Allemagne, une charmante comédie comme La vache et le prisonnier. Il est vrai que on n’était pas si éloigné que ça de la réalité charnellement vécue par ceux qui étaient passés par là, et aussi parce qu’une sorte de consensus national avait permis de jeter l’oubli sur toute une série de saletés qu’on préférait ne pas avoir sous le nez ; on est aujourd’hui passé dans l’angle absolument inverse, jusqu’à éprouver une sorte de volupté masochiste à se gratter le cœur jusqu’au sang et de se mépriser au delà du concevable.
En 1961, alors que ses derniers films (Le testament du Docteur Cordelier, puis Le déjeuner sur l’herbe) ont été de gros échecs publics, les producteurs croient pouvoir faire réaliser à Renoir une sorte de nouvelle Grande illusion, sur la base du récit autobiographique (mais aussi largement romancé) du narquois et réactionnaire Jacques Perret ; il paraît même que, lors des premiers essai d’écriture du scénario, on faisait apparaître, sous les noms des nouveaux venus (le Caporal, Ballochet, Pater, Penche-à-gauche) ceux de leurs grands anciens du film de 1937 (Maréchal, Rosenthal, Cartier, etc.).
Bien sûr des prisonniers qui ont envie de s’évader, ça se ressemble dans toutes les guerres ; bien sûr les dernières images où le Caporal (Jean-Pierre Cassel) et Pater (Claude Brasseur) cheminent dans la campagne, aux confins de la frontière et rencontrent la douceur paisible d’une fermière allemande au mari disparu font forcément penser à celles où Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio), eux aussi évadés se reposent auprès de Dita Parlo. Mais tout ce qu’il y avait d’héroïque, et même d’exaltant dans La grande illusion est là rapetissé, repris en mode sarcastique, sous le regard sceptique de Renoir.
Renoir a un temps joué à avoir des idées progressistes, notamment sous l’influence de sa compagne d’alors, Marguerite Houllé, mais son communisme d’exaltation n’a pas tenu bien longtemps et n’a pas résisté, par exemple, à la Campagne de France qui le laissa baba et admiratif de la force et de l’organisation de l’armée allemande. Naturalisé Étasunien en 1946, il jette un regard sceptique sur l’héroïsme, le courage, le dévouement, le patriotisme, et il parvient pourtant admirablement à faire ressentir l’émotion : la mort de Ballochet (Claude Rich), funambule léger et hédoniste qui prend conscience de sa vacuité et, dans une forme de suicide conscient, fait mine de pouvoir s’évader du stalag avec désinvolture et insouciance, mort vécue sans la voir par ses compagnons de chambrée, pleins d’espérance incrédule d’abord, et vite réveillés de leur illusion par les rafales de mitrailleuses qui fauchent dans la nuit leur camarade, est un très beau moment de sensibilité.
Il y a plein de choses formidables, dans Le caporal épinglé, des anecdotes vécues délicieuses, au fil des multiples tentatives d’évasion du Caporal, des personnages bien typés – Guillaume, le paysan qui se soucie plus de ses vaches que de sa femme (Jean Carmet), Penche-à-gauche, le garçon de café plein d’amour pour son métier (Jacques Jouanneau), Caruso, le chasseur alpin sportif (Mario David), l’électricien précieux (Philippe Castelli) -, il y a un Jean-Pierre Cassel sensible et indécourageable, dont on se demande bien pourquoi il n’a pas fait une plus grande carrière…
Un peu trop sceptique et distant pour être un grand film, Le caporal épinglé vaut sacrément la peine d’être revu.