Les admirateurs déterminés du cinéma de Joseph L. Mankiewicz se projettent dans ses films suivants pour accorder au Château du dragon de fort bonnes notes. Et cela bien qu’ils admettent volontiers l’insuffisance du scénario et les incohérences du récit. Je conviens volontiers qu’il est effectivement difficile de ne pas avoir en avant-vue, si j’ose dire, toute la carrière d’un réalisateur pour apprécier sa première œuvre, mais moi qui suis un thuriféraire modéré de l’auteur d’Ève, je n’ai pu m’empêcher de trouver le film long, confus et bien mélodramatique. Et j’ai mêlé dans ma tête tout au long de la projection sur mon écran du Château du dragon les regrets de voir un film intéressant tourné sur un mauvais scénario.
Disons tout d’abord la qualité des images et leur magnifique restauration (un film de 1945 qu’on croirait tourné hier, tant le chatoiement des noirs et blancs et la brillance des contrastes sont parfaits). Puis la beauté absolue de Gene Tierney, présente dans presque toutes les séquences et éblouissante toujours ; il se peut que la qualité de son jeu ne soit pas tout à fait à la hauteur de l’harmonie de son visage, mais il y a des moments où ça ne compte pas beaucoup. Certes, la jolie femme n’est pas denrée rare sur les écrans, mais là, on passe à l’étage au dessus.
Le décor du château est aussi, à lui seul, une grande réussite. Par principe je tords d’habitude un peu le nez devant les discours des spécialistes qui, dans les suppléments de DVD, vous expliquent péremptoirement la signification intrinsèque de tel angle de prise de vue ou de tel éclairage ; mais là j’ai été assez intéressé par le propos de Jean-Pierre Berthomé qui fait toucher du doigt sur la structure volontairement incohérente du château.
Mais, malheureusement, l’incohérence n’est pas que dans un décor séduisant : elle l’est, beaucoup, dans un récit qui hésite entre la plus parfaite mièvrerie calviniste, l’appel embryonnaire à une dimension fantastique ambiguë, le classicisme mélodramatique des couples qui se trompent sur eux-mêmes, avec un large brin de critique sociale et une vague éclaircie sur les perspectives de bonheur qui laissent la place au cher étasunien happy end. Le scénario est d’une rare nullité, mais, paraît-il, Mankiewicz le jugeait ainsi, simplement contraint de remplacer au pied levé Ernst Lubitsch ; c’était d’ailleurs l’époque où les réalisateurs, sous contrat avec les grandes compagnies capitalistes, étaient tenus par les clauses de leurs contrats de tourner ce qu’on leur donnait à faire. Toujours est-il que l’histoire melliflue, faussement hardie, moralisatrice et fatigante du Château du dragon n’a vraiment aucune consistance.
Quelques autres thèmes porteurs sont à peine abordés, comme la survivance des malédictions et des souffrances ancestrales qui frappent les femmes de la famille, vouées de longue date à n’être que des poulinières et répudiées dès qu’elles ne peuvent plus l’être, mais on voit que ça n’intéresse pas du tout le réalisateur.
Qui a, d’ailleurs, peut-être raison tant ce fatras est médiocre et rebattu. Reste le talent de mise en scène, qui n’est pas négligeable, loin de là, mais ne suffit pas à satisfaire.