Obscure clarté.
Il fallait bien l’heureux engourdissement des lendemains de réveillon et la droiture des bonnes résolutions charitables emmagasinées dans la perspective de 2018 pour que, cette après-midi, je puisse regarder ce gros gâteau de plus de 3 heures dégoulinant de caramel hollywoodien, verbeux, péteux, prétentieux, emphatique, nourri de dialogues infantiles et de respectueuses minauderies historiques, simplement maintenu hors d’eau par les millions de dollars et de milliers de figurants qui irriguent son interminable cours. Déjà, instinctivement, j’avais dû me méfier, en 1961, quand à grand coups de publicité le film avait envahi nos écrans déjà esclaves d’Hollywood… pourtant, pour une fois les Étasuniens ne s’attaquaient pas un péplum ou à un récit biblique mais faisaient preuve de quelque originalité en allant chercher au cœur de notre belle histoire occidentale un héros et une geste admirables. Le Cid, c’était un héros de la Reconquista, chassant les envahisseurs arabes de la péninsule… et voilà qu’on en fait un homme de consensus mou, frayant avec des Maures moins Maures que d’autres (il y a des gens qui vous expliquent, les yeux dans les yeux, qu’il existe des Islamistes modérés).
Tout n’est pas pour autant mauvais dans le film d’Anthony Mann, réalisateur spécialisé dans les grosses machines (la très piètre Chute de l’empire romain) ; même si j’ai sûrement, m’assoupissant, oublié certains chapitres, il y a la belle fidélité de Rodrigue de Bivar (le sympathique Charlton Heston, dont on peut penser qu’il a été créé pour ce genre de rôles et pour défendre le stupide, rigolo et indispensable droit étasunien aux armes à feu) à la souveraineté légitime : quel que soit le Roi, quelles que soient ses insuffisances, il est le Souverain, l‘Oint du Seigneur et les hommes ne peuvent pas grand chose à dénier cette réalité spirituelle) ; il y a ce dévouement qui dépasse tout à la liberté des terres d’Espagne, qui ne seront libérées de l’Islam qu’en 1492, ne l’oublions jamais, il y a une certaine grandeur à voir cet homme devenu symbole de la Résistance et de la Fidélité.
Mais, dites-nous, M. Mann, étiez-vous obligé de multiplier les séquences, d’étirer votre film au delà du raisonnable ? Je sais bien que les exigences de la production internationale vous avaient imposé en potiche cosmopolite Sophia Loren, toujours excellente lorsqu’elle interprète une fille de sa race italienne (Le signe de Vénus, La Ciociara, Une journée particulière), toujours ennuyeuse sinon. J’imagine que les producteurs, qui avaient libéré un nombre considérable de sous ont exigé que la superproduction obtienne une durée supérieure à la norme… Mais tout de même que de temps perdu, que de séquences inutiles, que de ratiocinations ennuyeuses !
Le genre noble, si présent dans tous les films de ce genre et de cette époque, est à peu près insupportable lorsqu’il s’étale aussi complaisamment sans justification autre que les morceaux de bravoure obligés : regards levés vers les cieux, propos de haute compagnie, images édifiantes ; accordons au Cid quelques belles scènes finales où les légions musulmanes se font heureusement étriller par les vaillants Ibères menés au combat par le Cid campeador.
Tout cela, donc, ne manque pas d’un certain sens épique ; mais – c’est le travers du genre – cela fait complètement abstraction des personnalités, des caractères de chacun des protagonistes. Aussi bien le Cid que Chimène et que tous les seconds rôles apparaissent comme des statues de bronze ou de marbre (au choix) absolument soustraits à la réalité psychologique la plus sommaire. Petit bémol à ce que j’écris pour la princesse Urraca, interprété par Geneviève Page, dont la beauté trouble et la voix grave donnent un peu de véracité à sa vraisemblable attirance incestueuse pour son frère le roi Alfonse (John Fraser). Mais c’est tout.
Bon. À part ça, ce n’est pas mal tourné et il y a quelques images des palais, au début, qui, par leurs décentrements, leurs angles originaux, font songer vaguement à Eisenstein. Mais c’est loin d’être de ce haut niveau…