Et on tuera tous les affreux…
Je n’ai pas lu le livre de Félicien Marceau dont le film d’Henri Verneuil est adapté. Belge naturalisé Français, Académicien, le romancier est sans doute aujourd’hui bien oublié mais il connut quelques beaux succès critiques et publics. Avec L’homme du Roi et Les élans du cœur, par exemple, ou Creezy qui reçut le Prix Goncourt en 1969 et fut adapté au cinéma par Pierre Granier-Deferre sous le titre La race des seigneurs. Et au théâtre deux immenses succès, L’œuf adapté au cinéma par Jean Herman et La bonne soupe, adaptée par Robert Thomas. Voilà un étalage d’érudition dont je ne suis que moyennement fier mais qui me conduit à ce que je voulais écrire : Félicien Marceau n’a jamais été soupçonné de marxisme et a même été un des meilleurs amis de Hussards de la Droite décoincée, Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin, Kléber Haedens…
Et pourtant le film d’Henri Verneuil apparaît comme une sorte de compendium des horreurs bourgeoises où tous ceux qui possèdent quoi que ce soit, beaucoup de sous, des usines à perte de vue ou une parcelle de pouvoir sont toisés du haut d’une Vertu goguenarde et ravageuse et que se dresse, seul contre l‘établissement, la seule figure à peu près honnête et pure, celle de François Leclercq (Jean-Paul Belmondo), sorte d’archange rédimé, venu réclamer vengeance après qu’il a été condamné injustement, sept années auparavant, par une sorte de conjuration des possédants.
Ici parvenu, je ne nie pas une seule seconde que la Droite anarchisante des Hussards n’ait eu que mépris justifié pour la grosse bourgeoisie opulente et sans scrupules, d’une hypocrisie inimaginable, qui forme la trame de l’intrigue : les dessous guère reluisants d’une ville du Nord. Une ville qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Roubaix, la cité du Textile, lorsqu’il y en avait encore en France avant que la Finance internationale ne délocalise dans le Tiers-Monde, moins cher et à l’échine plus souple. Dans ce film qui multiplie les flashbacks peu habilement insérés par Henri Verneuil, tout ce qui montre la malfaisance évidente de la grande bourgeoisie locale, qui tient toutes les rênes, politique, judiciaire, administrative, est admissible et quelquefois bien vu.
Il n’y a rien de vraiment impossible à ce que François Leclercq/Belmondo, entreprenant, dynamique, bel homme, revanchard sur sa destinée parvienne à séduire la si belle Gilberte (Marie-France Pisier), fille unique du tout-puissant Jean-Baptiste Beaumont-Liégeard (Bernard Blier). Ce grand patron de la principale filature tient dans sa main le maire de la ville Victor Verbruck (Daniel Ivernel), le député Laroche-Bernard (Jean Turlier), l’avocat général Gérard Torillon (Jacques David) et, d’une façon générale, toute la bonne société de la ville. Il n’y a presque rien d’étonnant à ce que l’industriel associe l’amant de sa fille à ses hautes affaires : depuis que la bourgeoisie, par l’entremise et grâce à la Révolution française, a pris le pouvoir en France, elle a l’intelligence boutiquière de se régénérer périodiquement de sang neuf de cette façon.
Mais ce qui est invraisemblable, c’est l’autre partie de l’intrigue : par exemple celle qui rassemble dans la boîte de nuit dirigée par Leclercq, le Number One, l’élite de la société locale, venue en famille ; en 1976, il y a longtemps que les cabarets où l’on se rendait en couple, robe longue et smoking, applaudir des numéros de music-hall n’existent plus ; en tout cas ceux qui demeurent n’ont rien à voir avec ces gigantesques discothèques où plusieurs centaines de personnes se pressent, venant de tous les milieux, mais sûrement pas de celui des élites sociales. Y voir, comme dans le film, notaire, professeur, avocat venir se rincer l’œil en toute bonne conscience, ça ne marche pas ; surtout en province et dans une province aussi compassée que les villes textiles du Nord.
Et aussi, absolument ridicule, l’idée de faire du potentat Beaumont-Liégeard/Blier le parrain du trafic de drogue de la région ; ce genre de trafic appartenait à la pègre et à elle seule ; et ce n’est sûrement pas avec des gains à l’époque aussi limités que l’on pouvait améliorer la prospérité des usines.
Cela étant, dans la dégringolade de celui qui fut un grand acteur, Le corps de mon ennemi est plutôt une oasis, même si le prêchi-prêcha politique engagé, ritournelle abêtissante des années Soixante-Dix s’y marque beaucoup trop (vilains notables et bons prolétaires, vices immondes de la bourgeoisie et clarté radieuse de la jeunesse); mais ce sont là les remugles de Mai 68…
En tout cas, si Belmondo y est très convenable, Blier est, comme d’habitude, souverain. Et les seconds rôles, Claude Brosset, irrésistible en travelo fouetteur, Daniel Ivernel, tout autant en libellule fouettée, François Perrot excellent en demi-grossiste de la came méritent d’être vus. Le dialogue de Michel Audiard n’est pas son meilleur et la musique de Francis Lai bien agaçante…
Hommage aux dames, enfin : Nicole Garcia y est troublante à souhait, Élisabeth Margoni appétissante, et Marie-France Pisier belle à damner un saint…