Gabin, deuxième époque, clap de fin !
C’est vrai, ça n’a d’autre intérêt qu’ethnographique, à un double titre : d’abord l’atmosphère du Paris de 1958, de boîtes de nuit à l’ambiance jazzy, où la clientèle n’est pas composée que de jeunots (le jeunisme ne s’est imposé que cinq ou six ans plus tard jusqu’à remplir complètement le paysage) et où l’on s’habille encore pour sortir (sans porter, comme dix ou vingt ans auparavant, l’habit ou le smoking). Mais ensuite, et surtout, dans le passage de deux monstres sacrés à un autre stade de leur carrière.
Danielle Darrieux vient d’avoir 41 ans au moment du film ; elle a tourné à la suite les trois chefs-d’œuvre de Max Ophuls (La ronde, Le plaisir, Madame de) et Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara : rôles de femmes suprêmement belles mais déjà effleurées par l’âge qui vient. Jean Gabin achève sa carrière de séducteur ; dans cette même année 1958, il va jouer Maître Gobillot, l’avocat vieillissant de En cas de malheur, ébouriffé par la sauvagerie charnelle de Brigitte Bardot.
Autrement dit, un monde s’achève sans qu’on s’en rende compte ; la Nouvelle vague est déjà là et va percer. Ce qui ne signifie évidemment pas que le cinéma de Gilles Grangier est condamné et ne se tournera plus ; mais il y aura dorénavant autre chose à ses côtés.
C’est faire beaucoup d’honneur à ce petit film à l’intrigue téléphonée et languissante que de lui donner un statut de jalon ; mais cela m’est apparu tellement fort, à la nouvelle re-vision, que ça m’a semblé lumineux. Intrigue totalement artificielle, avec un très superficiel effleurement des trafics de drogue (bien moins intéressant que dans Razzia sur la chnouf), rapports entre policiers artificiels et guindés, jeu médiocre de deux acteurs de théâtre qui outrent leurs effets (François Chaumette mais surtout Robert Manuel), apparente obligation d‘insérer dans le film des numéros de la chanteuse et danseuse Hazel Scott…
Et puis surtout l’invraisemblance d’une histoire d’amour entre Nadja Tiller, qui est censée avoir 23 ans (elle approchait en fait la trentaine) et Jean Gabin, qui a déjà pris l’allure paisible, bougonne, rassise qu’il affectera jusqu’à la fin de sa vie : plus rien du beau mec plombé par le Destin qui a tant marqué l’Avant-Guerre et au delà (jusqu’à Au-delà des grilles, ce grand film méconnu de René Clément) mais une petite histoire qu’on qualifierait presque de construite à l’eau de rose, si l’odeur de la morphine n’y était pas si vivace…
À part ça, on y fume beaucoup, y compris dans les salles de l’hôpital, où l’Audiard commence à devenir une langue classique, Darrieux joue un de ses assez rares rôles négatifs (avec La vérité sur Bébé Donge, L’affaire des poisons, Un drôle de dimanche). Et l’on revoit sans déplaisir Paul Frankeur, Gabriel Gobin, Jacques Marin, Lucien Raimbourg. Ça justifie à peine les 90 minutes de sa vie passée à regarder…