Le sabre du mal

De l’hébreu !

Eh bien voilà, ça s’est fait hier, vers 9 heures et demie du soir.

J’ai glissé dans le lecteur le disque brillant reçu l’avant-veille, un ballon de cognac dans la paume de la main (il n’y a pas de saké à la maison, et je doute que, sauf dotation exceptionnelle d’un ami du Japon, il y en ait jamais).

A défaut d’être nuptiale (bien que la femme de ma vie ait consenti à regarder Le sabre du mal, partageant ainsi, dans un beau mouvement altruiste et tendre l’épreuve qui m’était dévolue) l’heure était auguste et solennelle. Le visionnage du film d’Okamoto permettait au moins d’échapper à la melliflue cérémonie des Césars. L’occurrence n’était pas mauvaise et mon humeur, sinon bienveillante, du moins pleine d’une certaine curiosité, à peu près similaire à celle que j’éprouverais si, chose improbable, je posais un pied un jour sur le tarmac de l’aéroport d’Oulan Bator.

Il faut dire que c’est bien filmé, que les angles de prise de vue sont originaux, habiles, qu’il y a même quelques cadrages de grande qualité et de beau lignage.

Mais qu’est-ce que je suis content que ce soit fini ! Un peu comme lorsqu’on rend sa copie au bout d’un examen ; un peu comme lorsque, reçu à mon baccalauréat, en 1965, j’ai pris conscience que jamais, jamais plus, je n’aurais à entendre (plutôt qu’écouter !) un professeur de mathématiques… Je me suis trompé, j’ai reçu une punition, j’ai accompli ma pénitence, payé ma dette à la société amicale de ceux qui m’ont poussé à regarder ce film nippon .

Vraiment je n’ai pas été réconcilié avec un Japon que j’ai en sainte méfiance et qui me paraît aussi hostile en 1862, époque où se passe le film qu’il est aujourd’hui, montré dans Lost in translation.

Malheureux humains placés par un sort cruel à l’extrémité du monde, exilés sur des terres inhospitalières où sévissent pluies continuelles, neiges glaciales, tsunamis effrayants, poissons crus (certains fort dangereux), affublés de l’étrange manie (constatée au générique) de placer leur nom AVANT leur prénom) ! Ils portent des chapeaux en forme de cloche à melon, vivent dans des maisons de papier (bonjour l’intimité !), écrivent leur langue gutturale avec des caractères à coucher dehors. Ils ont donc sûrement d’excellentes raisons de passer leur temps à s’étriper, s’essoriller, s’éventrer, se découper mutuellement en poussant des hurlements hystériques. En tout cas, c’est à peu près la seule chose que je parviens à comprendre à leurs étranges comportements.

Ryunosuke, le héros du film (Tatsuya Nakadai) est, de fait, d’une redoutable habileté au sabre, bien qu’il ait l’air d’un parfait demeuré, constamment les yeux dans le vague (comme la lune après la pluie ; en voilà une fine allusion !).

Mais cet empilement chorégraphique des victimes devient vite lassant ;je crois comprendre que tout cela a inspiré des films aussi ennuyeux que Matrix ou Kill Bill ; je conçois que pour les amateurs de danse, ces mouvements spasmodiques fassent partie d’un rituel, d’une codification qui parle à leur sens esthétique ; mais à quoi bon répéter que c’est beaucoup moins inventif que dans West side story et musicalement très défaillant ? Chacun son goût et le mien ne me porte pas vers l’entrechat (je l’ai dit assez nettement, je crois sur Les chaussons rouges). Alors, bien sûr, on n’a pas tort d’écrire que tout peuple, culture, nationalité, civilisation est toujours un microcosme de l’humanité et que Ryunosuke incarne, en une terrible métaphore au sens hideusement universel, le Mal, sujet qui, effectivement m’intéresse beaucoup.

Mais – et nous avons eu maintes fois l’occasion d’en discuter et de rompre des lances là-dessus – une œuvre, certes universelle, s’inscrit dans un système de codes, de valeurs et de références qui sont les passerelles qui en facilitent la compréhension, en sont les médiateurs. Dans Le sabre du mal sont prononcés des mots que je ne saisis qu’à peine : rônin, shoguns, samouraï ; des périodes historiques que je situe mal et dont je ne vois pas l’importance dans l’histoire du Japon, l’ère Edô, par exemple ; sont évoqués des régions, des villes, des lieux qui me sont complètement inconnus et dont j’ignore s’ils sont, ou non, éloignés les uns des autres…

C’est un peu comme si on me demandait de mettre une note à un devoir rédigé sur un support que je connais un peu – le cinéma – sur une question qui ne m’est pas inconnue – le Mal – mais un devoir qui serait écrit en caractères cyrilliques ou hébreux.

Rien ne m’empêche, me dira-t-on, d’apprendre ces caractères, ou de lire une bonne monographie sur le Pays du soleil levant et d’acquérir un minimum de connaissances sur ses coutumes, rites et merveilles. Certes… Mais alors que les failles que je me découvre sur des sujets et des civilisations qui m’intéressent me laissent pantois et dépité de ne pouvoir les combler, pourquoi irais-je découvrir ces pays qui m’ennuient ?

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