Quel aveuglement !
Essayer de regarder sans autre parti-pris que cinématographique un film de propagande national-socialiste est forcément une gageure, lorsqu’on connaît la suite de l’histoire. Mais enfin, comme l’écrivait Jules Romains, Celui qui n’ose pas, de temps en temps, penser avec calme une chose affreuse ne sera jamais à tu et à toi avec la nature humaine. Il n’y a pas lieu de jouer les vierges effarouchées et de s’autocensurer en refusant de regarder un film artistiquement et politiquement aussi puissant en lui déniant tout mérite.
Que dire de cette relation lyrique faite par Leni Riefenstahl du Congrès du Parti National-Socialiste de septembre 1934 à Nuremberg, 18 mois après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler et, comme le dit le générique, 20 ans après le début de la Guerre mondiale, 16 ans après le début de la douleur allemande (i.e. la défaite du 11 novembre 1918) ? Que dire ? Que c’est aussi bien filmé qu’un Eisenstein, dans un style analogue, expressionniste, fait de contre-plongées et d’effets larges et beaucoup mieux, mais en moins attachant que La vie est à nous de Jean Renoir, plus fraternel et chaleureux. Mais qu’en aucun cas on ne doit chercher dans l’un ou l’autre de ces films des démonstrations, des argumentaires, des plaidoyers : pure propagande destinée à exalter les partisans fanatiques et à impressionner les simples spectateurs.
Quoiqu’on puisse en penser, qu’on en soit ou non marri, ces gens-là savent filmer : ici, c’est l’arrivée, parmi les nuées, au dessus de Nuremberg, les clochers de ses églises, le château fort, les places et les rues de la vieille cité de Franconie, de l’avion du Führer, qui descend comme un messie parmi son peuple et les images de l’adulation qu’il reçoit, de la joie qu’il procure, enfants, vieillards, hommes et femmes, bourgeois, ouvriers, paysans, tous émerveillés de l’acclamer sur le chemin qui le conduit de l’aéroport au stade.
Variations mélodiques sur le Horst Wessel lied, l’hymne nazi, ordre impeccable des troupes assemblées dans un silence qu’on peut vraiment qualifier de religieux. Admiration et respect, confiance et affection. Déroulement du congrès et images qui ont tant marqué les observateurs : cathédrales de lumière, torches et flambeaux, oriflammes gigantesques, fanfares dans la nuit, brasiers immenses, bonheur de chanter ensemble : fierté recouvrée d’être Allemand après l’humiliation de la défaite et la déconfiture veule de Weimar, le pandémonium interlope de Berlin (revoir Cabaret), les brouettes qui transportaient des marks qui perdaient de la valeur chaque jour…
Puis au matin, jeunes gens à la toilette, sains, sportifs, propres, ceux que, six ans plus tard sur les routes de France, découvrira une France radicale rancie dans les odeurs de Pernod et d’aisselle sale… Et le soir bivouacs, feux de camp, défilés d’une beauté sauvage et cruelle vers la grande cérémonie barbare où sont acclamés les grands prêtres de la nouvelle religion, Hitler, Goebbels, Göring, Bormann, Himmler, Rosenberg, Heydrich… Les démons à portée de vue…
Et la ferveur du peuple qui les acclame… Mais comment se fait-il qu’à la vision de ces cortèges, à la vision du film de Leni Riefenstahl les démocraties n’aient pas vu la folie qui s’était emparée de l’Allemagne, la sombre Germanie qui inquiétait déjà Jules César qui en redoutait les forêts profondes, les torrents enchantés et les maléfices ? Comment se peut-il qu’on n’ait pas vu alors ce qui nous guettait, cette guerre qui n’était pas seulement un conflit territorial comme on en avait toujours vu, mais bien davantage une guerre de civilisation ? J’ai déjà dû dire quelque part combien j’avais été frappé à la lecture des Mémoires de guerre du Général de Gaulle de l’observation qu’il fait que, jusqu’aux derniers jours d’avril 1945, la confiance et la fidélité des Allemands n’avait jamais fait défaut au Führer… Si ce n’est pas un signe d’ensorcellement, ça !
On peut toujours dire que on ne savait pas ; si, en plus de ses grandes qualités esthétiques, Le triomphe de la volonté avait pu servir à ouvrir les yeux…